Un vent d'acier

l’assaut en demandant contre lui une commission d’examen. Au lieu d’être inquiété, n’avait-il pas trouvé moyen de se faire élire au Comité de Salut public ! Mais devant le Tribunal révolutionnaire, il ne s’agissait pas d’éloquence ; il faudrait réfuter point par point un dossier dont il supputait les charges éventuelles. Comment nier l’entente avec Lameth, l’intrigue nouée par le truchement de Chabot et Bazire pour enlever Louis XVI, les subsides d’Ocariz, la complicité dans la tentative des agents de Batz pour faire évader Marie-Antoinette de la Conciergerie, les cent mille livres reçues de la Cour en compensation d’une charge qui en valait dix mille, et tant de maquignonnages si constants, si embrouillés qu’il les oubliait lui-même. Quoi ! n’était-ce pas naturel de prendre l’argent où on le trouve ! Il faut bien vivre. Mais une instruction judiciaire, fût-elle menée par cette bande d’imbéciles, ne manquerait point de pêcher là-dedans plus qu’il n’en fallait pour le perdre. Néanmoins, il ne renonçait pas. Il décida de rentrer à Paris.
    D’instinct, il retournait dans son fort, comme un gros ours traqué. Dans cet appartement de la cour du Commerce, il avait vécu tous les moments essentiels de son existence. Là, il avait goûté le plus parfait bonheur avec sa bien-aimée Gabrielle-Antoinette. Là, ses enfants étaient nés. Là, il avait lancé la foudre du 10 août. Là, Desmoulins et Fabre l’avaient tiré du lit pour le conduire au ministère. Là, il s’était enfermé dans sa douleur après la mort de sa femme. Là enfin, il avait serré pour la première fois dans ses bras la jolie petite Louise.
    Et maintenant il y était seul avec elle muette d’effroi. Legendre, Fréron vinrent le voir. Ils l’aimaient encore, mais ils ne le soutiendraient pas, il le savait. Il marchait à grands pas dans son cabinet de travail. Il tisonnait avec violence. Puis il s’acagnardait, de longs moments, au coin du feu. Il n’y avait rien à faire qu’attendre, partagé entre l’étreinte peut-être mortelle du passé, et l’idée obstinée que Danton ne pouvait pas être vaincu. Un sentiment d’irréel le gagnait en même temps qu’une grande lassitude. Peu à peu, la nuit envahissait la pièce. Les reflets des flammes dansaient au plafond. Danton passa dans le salon, entraîna Louise. « Allons, viens, soupons », dit-il.
    À cette heure, Saint-Just, dans son cabinet, au pavillon de Flore, recopiait son rapport. Sa plume grinçait sur le vergé bleuâtre, dans la lumière de la lampe Quinquet. Nul autre bruit que le pas des factionnaires sur la terrasse et le claquement sourd des presses à frisquette imprimant, au sous-sol, les décrets de la Convention. Tout autant que Danton, « le jeune homme » désirait la bataille au sein de l’Assemblée. Il ambitionnait de se mesurer au colosse tonitruant. Il entendait le démasquer et le vaincre là même où il avait édifié son imposture. Il voulait affronter à la tribune cette idole et l’effondrer sous les coups d’une irrésistible logique. La rigueur de celle-ci ne permettait pas l’improvisation. Saint-Just tissait méticuleusement sur le papier le filet dans lequel il emprisonnerait son adversaire, mais il multipliait les accusations directes, les provocations, les apostrophes, pour appeler au dialogue. Ce qu’il préparait si minutieusement, ce n’était pas une dénonciation, c’était un duel.
    Cependant, les membres du Comité de Salut public, du Comité de Sûreté générale, et ceux du Comité de législation exceptionnellement appelés, se réunissaient dans la grande salle du pavillon. Claude arriva en même temps que Treilhard, son ancien président au tribunal du Département, membre du Comité de législation, comme Sieyès, Cambacérès, Merlin de Douai dit Merlins-Suspects, à cause de la loi du 17 septembre 93 dont il avait été le rapporteur.
    « Que signifie cette convocation ? s’enquit Treilhard. Pourquoi donc avez-vous besoin de nous ?
    — Une grave décision à prendre. Vous allez entendre un rapport sur lequel il nous faut votre avis. Entre. »
    Ils traversèrent l’antisalle où plafonnaient parmi des nuages et des fûts de colonnes les déesses peintes par Mignard. Les murs blancs, salis, avec leurs filets d’or effacés par endroits, paraissaient jaunes à la lumière des bougies. Elle brillait aux vitres des deux fenêtres. Entre ces reflets, on