Un vent d'acier
Juan.
— Ah bah ! de qui s’agit-il ? demanda Bernard pensant à Babet.
— Tu t’y perds, hein, il y en a tellement ! Il s’agit d’une bien jolie fille, aussi ravissante que l’était sa tante, à son âge. »
Surpris, Bernard ne put s’empêcher de rougir sous son hâle. « Claudine ! s’exclama-t-il avec gêne. Tu la connais ?
— Parbleu ! Où crois-tu que j’allais, à Paris ? Un héros limougeaud, c’est fêté par tous les Limougeauds de la capitale. Et en outre le plus vieil ami de l’illustre général Delmay. Tu penses si l’on m’a choyé, chez les Dubon comme chez les Mounier-Dupré ! Tiens, même ce ladre de Gay-Vernon qui m’a invité au Palais ci-devant Royal. Xavier Audouin m’a fait dîner à la mairie, chez son beau-père. Fort heureusement tout ça, car si je n’avais eu que ma solde pour subsister ! On ne peut plus rien se payer avec les assignats, il faut du numéraire. Bon, mais revenons-en à cette charmante citoyenne, maligne comme elles le sont à Paris. Figure-toi qu’elle me donnait des rendez-vous au Jardin national pour m’entendre parler de toi. Elle venait avec son carton à dessin, grignotant l’heure de sa leçon. Une amie plus âgée l’accompagnait : grande brune au teint clair. Elle s’appelle Éléonore.
— Ah ! c’est Éléonore Duplay, la fiancée de Robespierre. Elle est donc dans le secret ?
— Il faut croire. Ces jeunes filles, tu sais, elles ont leur franc-maçonnerie. Sérieusement, mon ami, cette petite Claudine n’est pas de celles avec lesquelles on joue.
— Il n’est pas besoin de me le dire, répondit Bernard un peu sèchement, et tu me permettras de garder pour moi mes pensées là-dessus.
— Bon, bon, je n’ai pas voulu être indiscret.
— Je n’en doute pas. Pardonne-moi, Antoine. Tout cela n’est pas simple. »
Ce n’était pas simple, à cause de Lise. Qu’en penserait-elle si elle se doutait ? Et, au fond, que pensait-il lui-même ? Il n’avait guère le loisir d’y songer. Il portait toujours sur lui le petit portrait sur lequel Lise avait appuyé ses lèvres, il ne le regardait jamais sans émotion. Il le contempla longuement, ce soir-là, s’abandonnant à une rêverie confuse et tendre où deux images, deux souvenirs se mêlaient.
Le lendemain, il voulut visiter les avant-postes. C’était une longue randonnée. Parti à sept heures et parvenu vers onze au quartier du général Dubois, sous Eisenberg, il y resta jusqu’à deux heures et demie pour laisser reposer les chevaux. Il se remit en chemin avec son escorte couverte par des pelotons de hussards, car on pouvait rencontrer des patrouilles adverses.
Comme on atteignait les abords du mont Tonnerre, il ordonna soudain de faire halte. Les bêtes arrêtées, on entendit dans le silence des prés et des bois le canon comme un orage lointain. L’oreille exercée reconnaissait sans peine dans ces grondements le bruit de grosses pièces, 18 et 24, tirant par salves, et, dans les intervalles la déflagration plus stridente des batteries de mortiers. Pour tous les officiers immobiles sur leur selle, cela représentait des images très précises : l’armée assiégeante avait pu pousser ses tranchées et ses gabions à portée de Mayence. Là, les gros calibres tiraient en bouquet contre les murailles pour ouvrir une brèche, tandis que les mortiers arrosaient de bombes la place, effondrant, incendiant les maisons, tuant tout ensemble habitants et soldats. À présent, la garnison ne résistait certainement plus que pour l’honneur.
Accablé de chagrin, de honte, Bernard baissa la tête. Il avait essuyé les mauvaises fortunes de la guerre, la désolante retraite à travers la Belgique, les combats sans espoir sous Valenciennes, le recul pied à pied devant un ennemi supérieur en forces. Mais jamais encore il n’avait connu l’humiliation d’accepter la défaite sans se battre. Avoir une armée sous la main, et, sans rien faire, laisser à quelques lieues de là massacrer des frères d’armes ; comment cela s’appelle-t-il ? D’un brusque mouvement des jambes et des rênes, il fit pivoter son grand cheval noir, et lui rendit la main. En courant, il se répétait à lui-même : Tu es un lâche ! Tu n’es qu’un lâche !
Mais vite, il se ressaisit, ralentit sa monture, l’arrêta. « Pardonnez-moi, citoyens, dit-il à son état-major, la douleur m’a emporté. C’est une bien triste chose de penser que nous n’aurons
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