Un vent d'acier
de terreur. Ils n’étaient pas dans le champ de tir, mais il s’en fallait de peu : le combat se déroulait à une portée de fusil des premières maisons, parallèlement à elles. Ou plutôt les combats, car la bataille ici se composait de plusieurs actions dispersées, et un rideau fumeux en masquait certaines. Pour embrasser l’ensemble, l’état-major dut passer sous le feu des batteries adverses, derrière une ligne de fusiliers de la brigade Pichegru qui tiraillaient, genou en terre, à l’abri précaire d’un talus et de quelques murettes. Les boulets arrivaient en chuintant, accompagnés à une cadence moins rapide par le long hululement des obus. Les explosions fouillaient méchamment le terrain. Soudain, dans un bruit craquant, l’officier qui galopait botte à botte avec Bernard bascula contre lui tandis que quelque chose heurtait lourdement la selle du général en chef et glissait au long de sa cuisse. En même temps son cheval faisait un écart. Il le ramena par une opposition des jambes, sans rien voir, car un brouillard rougeâtre s’était comme vaporisé sur sa figure. Retenant machinalement de la main droite l’homme qui pesait contre lui, il s’essuya du revers de son gant et s’aperçut alors qu’il soutenait un corps sans tête. Ce n’en était plus une, cette chose innommable, écarlate et fracassée. Le boulet qui avait atteint le malheureux avait encore pu écraser devant Bernard le pommeau de sa selle pour rouler enfin sans force sur sa cuisse. Ce pauvre garçon eût-il été de quelques pouces en avant ou en arrière, il échappait et c’était le général Delmay le mort.
« Qui est-ce qui me protège ? songea-t-il. Lise, Claudine ? »
La question, à peine posée, s’effaça. D’une situation en partie dominante, il s’efforçait de déchiffrer l’ensemble de l’action. Directement au-dessous de lui, dans les vignes à flanc de coteau, une demi-brigade légère repoussait avec fureur, à la baïonnette, une charge de chasseurs tyroliens lancée, évidemment, pour prendre à revers les batteries françaises. Plus bas, où la déclivité s’amortissait, les restes de la division autrichienne en flanc-garde, précédemment chassée des pentes, étaient taillés en pièces par le 3 e hussard reconnaissable à ses talpacks blanc et rouge. Quelques débris devaient cependant tenir encore parmi les collines, car on entendait toujours, dans les intervalles de la grosse canonnade, aboyer là-haut les petites pièces, des boulets morts roulaient parfois mollement sur la pente d’argile ocreuse et schisteuse, entre les cépages. Dans la plaine enfin, une attaque en masse, probablement conduite par Dubois lui-même, se noyait dans la fumée des feux de rangs, mais on voyait progresser peu à peu les drapeaux tricolores.
La situation semblait assez bonne. Bernard regagna vivement son premier observatoire, sur le plateau central battu à présent par les obus et les boulets. Dispersées, les troupes souffraient peu. Des centaines de tirailleurs répandus en groupes de trois ou quatre sur tout le rebord et utilisant les abris naturels, fusillaient de là-haut les Kaiserlick qui essayaient de gravir la pente, en colonnes, bien entendu. L’artillerie française, disséminée elle aussi, arrosait les masses bien groupées derrière le ruisseau, sur la route et au-delà, en formation de bataillons. Les boulets y creusaient de longs sillons. Aussitôt les files voisines se resserraient stoïquement, l’arme au bras, s’offraient au prochain projectile, évitant aux canonniers la peine même de modifier leur pointage. Ces royalistes étaient aussi ineptes dans leur routine militaire que dans leur stupide amour de l’esclavage et leur puéril attachement à la superstition. Ah ! on ne risquait pas de les voir improviser ! Tant pis pour eux ! quoique cela fît mal au cœur de massacrer ainsi ces pauvres diables si absurdement courageux.
Duhau les assaillait en tête. Sorti du ressaut pour couper la route, selon les ordres, il avait essuyé dans la plaine une violente charge de cavalerie qu’il ne pouvait arrêter à distance faute d’une artillerie suffisante. La charge lui avait bousculé sa première ligne, percé par endroits la seconde avant de se disperser sous le feu de la troisième. Les escadrons blancs se regroupaient hors de portée afin d’attaquer à nouveau, par le flanc cette fois. Pour y parer, Duhau faisait faire une conversion de front à la brigade
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