Un vent d'acier

annonça Fabre d’Églantine auquel l’angoisse donnait des tics, une cabale est montée contre nous dans cette affaire de la Compagnie des Indes. Tout le monde se dénonce (il ne dit pas qu’il avait lui-même commencé). Chabot, Bazire, Delaunay, Desfieux sont en prison par ordre des Comités. Benoît et d’Espagnac nous ont compromis. Bazire te met en cause. À la Sûreté générale, on nous tient pour complices de Batz, avec la bande à Hébert, dans le complot de l’Étranger.
    — Et les Hébertistes, ajouta Delacroix, se retournent contre nous comme des chiens. Ils nous accusent pour se blanchir. Hérault-Séchelles est en exil, Thuriot a été exclu des Jacobins. Avec son épuration, Robespierre nous fera rejeter un à un. L’exclusion de la Société, c’est le premier pas vers la guillotine. »
    Danton mugit. « Nom de Dieu ! Vous êtes tous là en train de croasser comme des Cassandres. Qu’on me foute la paix avec ces misérables manœuvres ! Demain, je serai à la Convention et l’on verra ce que pèsent devant moi mes ennemis.
    — Tu es resté absent trop longtemps, dit Legendre sans chaleur. Les Cordeliers nous échappent. »
    Il n’avait plus confiance.
    Le lendemain, lorsque Danton se rendit aux Tuileries peu après neuf heures, elles grouillaient de leur foule coutumière. Dès avant la grille enfermant les cours, leurs jeunes marronniers et leurs jeunes érables à présent sans feuilles, se manifestait la vie intense du palais où battait fébrilement le pouls de la France. Des gens agités assiégeaient l’échoppe du père Coulon. Drapé dans sa couverture, les pieds sur une chaufferette qu’il allait de temps à autre regarnir au restaurant Brou contre lequel s’accotait sa guérite, le vieil écrivain public rédigeait sur son papier bleu à vergeures les suppliques, réclamations, projets ou requêtes adressés par ces gens en peine, ou ces illuminés, aux Comités ou bien à la Convention. Dans ce qui formait, avant le 10 août, la cour des Suisses, s’allongeait peu à peu sous les arcades des galeries, sous la surveillance de quelques sectionnaires en armes, la file des citoyens et citoyennes piétinant et soufflant dans leurs doigts en attendant d’accéder aux tribunes. D’autres gardes canalisaient vers la salle des pétitionnaires les délégations en corps, dont une formée, semblait-il, par les dames de la Halle. Cela du moins ne changeait pas : on consacrait toujours les premières heures de la séance du matin à ces réceptions et autres bricoles. Mais dans l’entrée du pavillon de l’Horloge sommé de son énorme bonnet rouge et de son oriflamme tricolore, il y avait un changement : la boutique de la citoyenne Lesclapart, dont l’éventaire offrait habituellement au pied du grand escalier livres et brochures, avec les rapports, les arrêtés des Comités, les listes des suspects, les journaux, était close. Les habitués s’informaient. Le citoyen Pigoche, qui tenait boutique à côté, avec sa sœur, répondait :
    « La citoyenne ! elle a été arrêtée hier, dans la nuit. On la guillotine aujourd’hui même. »
    Une foule disparate – où les bonnets de laine se mêlaient aux chapeaux à boucle, les bonnets de femme aux coiffures militaires, les hauts collets et les cravates débordantes des élégants impénitents aux mouchoirs crasseux des sans-culottes ; où la tricoteuse coudoyait le général en convalescence, le sectionnaire à quarante sous un opulent banquier travesti en « maratiste » à gros sabots et fumant la pipe ; où passaient les députés se rendant à leur siège, les solliciteurs cherchant la porte d’un ou d’un autre bureau, les commis, les gendarmes portant des messages, les huissiers et les inspecteurs de la salle, en habit noir, les invalides en uniforme bleu, faisant la police, et enfin les espions de tous les partis – circulait continuellement dans les escaliers, les galeries, entre les boutiques : merceries, librairies, marchands d’estampes et d’emblèmes révolutionnaires, perruquiers, restaurateurs, pâtissiers, limonadiers, bureau de tabac, garnissait les banquettes cramoisies dans les antisalles aux murs imitant le marbre, allait et venait autour de la géante statue de la Liberté couleur de bronze. Tous ces gens-là, parlant, discutant, s’interpellant, criant parfois quelque nouvelle sortie de la salle par la porte aux chimères drapée de sa tenture verte à bordure écarlate,