Une irrépressible et coupable passion
Elle méritait mieux qu’Harry Folsom et ses
semblables, mais elle était mariée depuis dix ans et flattée par ses
attentions.
Elle adressa un coup d’œil interrogatif à Ruth, qui fit
claquer une bulle de chewing-gum aux fruits Wrigley’s et haussa les épaules.
« Hé, vous allez bien devoir manger, insista Harry.
— Je suppose… », acquiesça Kitty.
Elle quêta l’assentiment de Ruth, mais son amie n’en avait
que faire. Elle glissa la main dans un bas de fine soie aussi foncé que du
Coca-Cola. Elle le leva vers la lumière éclatante du soleil.
« Ruth, gardez ces McCallum, reprit Harry. Sincèrement.
Cadeau. Ils seront magnifiques sur vous. Et joignez-vous à Mrs Kaufman et moi
pour le déjeuner.
— C’est très aimable », le remercia Ruth, comme si
elle n’en avait aucune intention.
Du regard, Kitty adjura Ruth d’accepter, manifestement moins
attirée par Harry que par l’idée d’être encore attirante.
« Où ça ? » demanda Ruth.
Harry fourra les bas dans un sachet en papier et redoubla
d’empressement canin :
« Que diriez-vous de Henry’s, le restaurant
suédois ? Il y fera plus frais à cause de la glace. Dans la 36 e Rue,
à l’est de la 6 e Avenue. C’est moi qui invite.
— Buffet Scandinave, renchérit Kitty. À tous les coups,
tu trouveras ton bonheur.
— C’est rarement vrai », railla Ruth.
Sitôt hors de la boutique, Harry inclina son Borsalino et
s’intercala entre les deux amies de manière à glisser une main dans le dos de
chacune.
La façade de Henry’s était d’un vert marin rafraîchissant,
de même que les abat-jour à l’intérieur, le sol froid en mosaïque, les fausses
fougères et les capucines grimpant à des treillages. Le défunt père de Ruth
était originaire d’un village de pêcheurs en Norvège, sa mère d’un village de
pêcheurs en Suède, et elle avait mangé toute son enfance les mets disposés sur
la glace pilée du Henry’s – saumon fumé ou non, hareng, poissons blancs,
jambon à la moutarde, pieds de porc en gelée ou œufs durs –, de même que
les plats chauds proposés un peu plus loin – boulettes suédoises, côtes de
porc grillées, allumettes de pommes de terre à la crème, chou vert cuit à
l’étouffée, oignons, sprats et salade de betterave à la mayonnaise. Mais Harry
Folsom voulait d’abord étancher sa soif, de sorte qu’il les conduisit jusqu’à
un box qu’il qualifia de « sien » et commanda trois Ginger Ale
Clicquot Club à un gros garçon de salle du nom d’Olaf, qui revint avec de
grands verres remplis aux deux tiers seulement de soda au gingembre, afin qu’Harry
pût y mélanger l’excellent gin londonien qu’il avait dans sa flasque. Après un
calembour éculé de Harry Folsom, qui porta un toast « à un fol somme
digestif », Kitty se dépêcha de finir son verre aussi vite que lui et d’en
réclamer un autre, pendant que Ruth les observait, fascinée par les patauds
efforts de séduction de Harry et la complaisance puérile de Kitty à se laisser
courtiser. Le bras gauche du bonnetier s’enroula autour de Kitty et il se
pencha vers elle, se hasardant à lui murmurer quelques mots doux, mais avec une
nervosité croissante, car il avait conscience d’être en compagnie de deux
femmes et que, s’il perdait l’intérêt de l’une, il risquait de les perdre
toutes les deux. C’était alors qu’il s’était mis à agiter la main droite avec de
grands gestes, avant de s’écrier :
« Si ce n’est pas Henry au Henry’s ! Hé, Judd,
rejoins-nous donc ! »
Ruth se retourna et aperçut un bel homme sérieux d’une
petite trentaine d’années, qui accrochait son panama à une patère. Il était
petit, mais svelte, athlétique et soigné, avec ses lunettes rondes de hibou, à
monture en écaille, ses yeux de flanelle bleue et sa chevelure châtain ondulée
comme de la tôle. Ses chaussures marron miroitantes étaient vraisemblablement
italiennes, son costume Brooks Brothers brun clair si exempt de faux-plis qu’il
eût pu avoir été acheté dans l’heure et son menton, fendu par une profonde
fossette en amande, carré et viril. Ruth se tourna vers Kitty et sourit pour la
première fois de la journée, tandis que le gentleman approchait. Elle perçut
une fragrance épicée d’eau de Cologne lorsqu’il serra la main de Folsom, qui
l’invita à prendre place dans le box.
« Je ne suis bon qu’à déjeuner en solo, déplora-t-il.
Je venais
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