Une irrépressible et coupable passion
Munson, indiqua Judd. C’était le modèle
le mieux payé de New York. Tous les grands sculpteurs faisaient appel à elle.
Elle est partout en ville. Elle est apparue entièrement nue dans plusieurs
films. Inspiration, par exemple. Et Purity. Elle était
époustouflante. Jusqu’à ce qu’un médecin de sa connaissance, pris de folie,
assassine son épouse par amour pour Audrey et qu’elle soit, dans un premier
temps, soupçonnée de complicité. Le temps qu’elle soit innocentée, les ragots
avaient fait des ravages. Elle a fini par déménager à Mexico, dans le nord de
l’État, tout près de Cortland, où je suis né, avant de tenter de se donner la
mort en ingérant des comprimés de chlorure de mercure. »
Ruth médita ce que Judd venait de raconter.
« Elle est encore en vie ?
— Oui, mais elle n’a plus toute sa tête, je le crains.
— Je la plains vraiment. »
Était-ce là ce qu’il visait ? L’apitoiement ? Judd
se demanda s’il n’avait pas seulement eu envie d’employer le mot
« nu » en présence de Ruth.
« Elle est très belle, ajouta Ruth.
— Comme vous », assura Judd.
Elle lui tapota la joue avec un mélange de gentillesse et de
condescendance.
« Je dois y aller. »
Et elle s’en fut prendre le train d’une heure qui desservait
Jamaica Station, dans le Queens, de l’autre côté de l’East River.
Plus tard, lorsqu’il évoqua leur première rencontre dans Doomed
Ship (« En perdition »), ses mémoires clandestins écrits au
crayon, Judd rapporta que Mrs Snyder n’était alors pour lui qu’une vague
songerie, qu’il se souvenait seulement de « son naturel charmant, de sa
personnalité avenante et de la douce fourrure grise qui lui glissait si
gracieusement de l’épaule. Je perçus qu’un tempérament franc et sincère se
cachait derrière cette saine et radieuse beauté. » Mais il ne s’attendait
pas à la revoir.
Cette après-midi-là, H. Judd Gray remplit un formulaire
d’inventaire, établit une note de frais rondelette pour son dernier voyage
d’affaires, dépouilla une pile de courrier, se campa devant le ventilateur du
bureau pour parcourir la notice des nouvelles gaines roses que Bien Jolie se préparait à commercialiser en août et, d’humeur enjouée, plaisanta un moment
avec les fondateurs de la société, Alfred Benjamin et Charles Johnes, rien que
pour se rappeler à leur bon souvenir. Après quoi, il effectua en train le court
trajet en direction du sud jusqu’à son pavillon art déco en briques du
37 Wayne Avenue, à East Orange, dans le New Jersey, pour retrouver la
misère sentimentale de sa vie prospère, raisonnable et monotone.
Scott Fitzgerald devait baptiser les années vingt
« l’âge du Jazz » et noter qu’il « fila à toute vitesse, mû par
sa propre force, alimenté par d’énormes station-service pleines d’argent » [2] . La fortune semblait à la portée de
presque n’importe qui. Ce fut la fondation de Chrysler Motors, l’invention du
ruban adhésif Scotch, l’ouverture du tout premier motel. Le cours des actions
RCA grimpait en flèche et la bourse elle-même était sur un nuage grâce à
l’optimisme et au goût du jeu des classes moyennes qui, jusqu’alors, n’avaient
acheté que des Liberty Bonds.
Les cinq boroughs de New York constituaient la plus grande
agglomération du monde et, avec ses cinquante-sept étages, le Woolworth Building,
au 233 Broadway, était le plus haut gratte-ciel. La ville comptait
trente-deux mille débits de boissons clandestins et l’on pouvait acheter des
spiritueux jusque chez les teinturiers ou les coiffeurs.
Calvin Coolidge, le président, était un homme si austère, si
rigoureux et si parcimonieux qu’on le surnommait par dérision
l’« apothicaire de la nation ». Mais à l’automne 1925, New York
devait élire pour maire le sémillant et haut en couleur Jimmy Walker, qui
faisait l’éloge de la belle vie et fi des règles, comme rêvaient de pouvoir se
le permettre un jour les travailleurs exploités.
Au bord de la 8 e Avenue, entre la 49 e et la 50 e Rue, le Madison Square Garden, devant accueillir les
Americans, l’équipe de hockey de New York, était en construction sur le site de
l’ancien dépôt de tramways de la ville. Les New York Giants et quatre autres
équipes étaient sur le point de rejoindre la National Football League. Walter
Hagen, de Rochester, alors meilleur golfeur professionnel au monde, remporta
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