Une irrépressible et coupable passion
l’homicide représentait aux yeux de Dieu ?
« Et qu’as-tu répondu ? » s’informa Judd,
retirant ses chaussettes.
Ruth fixa sur lui ses yeux d’un bleu renversant.
« Je ne crois ni au paradis, ni à l’enfer, ni à rien de
tel.
— Évidemment, du coup, tout ça est plus facile.
— Et “tout ça” fait de toi un hypocrite.
— C’est vrai, admit-il, avant de pénétrer dans la salle
de bains en sous-vêtements.
— Oh, ne nous chicanons pas », prêcha-t-elle.
Mais Judd boudait.
« Je dois aller au bureau. »
Ce soir-là, Judd rentra à East Orange en tramway plutôt
qu’en train – non parce que c’était moins cher, mais parce qu’il avait le
sentiment qu’une heure de plus ne serait pas de trop pour travailler son rôle
et réviser son texte. Il était, se souvint-il, en première année de lycée,
quand il avait pour la première fois cherché dans le dictionnaire le mot
« adultère », du latin adulterare, altérer. La généralité de
la définition avait suscité chez lui une foule de fantasmes et aujourd’hui Ruth
en faisait autant : elle encourageait ses vices, le torturait
émotionnellement, l’épuisait à force d’alcool, de combines, de secrets et de
pratiques sexuelles choquantes, jusqu’à ce qu’il se sentît avili, corrompu.
Elle l’avait séduit, asservi et désormais, songea-t-il, elle tenait son cœur
languissant entre ses mains et jouait tendrement, expertement de ses faiblesses
et de ses envies, comme si Judd était un animal de compagnie ou un pantin.
Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de la désirer et, si
déloyauté il y avait, raisonnait-il, elle résidait plutôt dans son sinistre
mariage sans amour avec Isabel, cette union inégale non seulement altérée, mais
caduque. Tout ce qu’il pouvait, à l’avenir, offrir à son épouse, c’étaient les
derniers vestiges d’une vieille amitié. Et tout ce qu’elle avait à lui offrir,
c’était leur fille. Mais c’était assez. Jane était leur liant.
Alors même qu’il longeait Wayne Avenue jusque chez lui, il
envisageait encore, ce soir-là, d’avouer sa liaison à Isabel et de lui annoncer
son intention d’y mettre fin, conscient qu’il lui faudrait endurer les larmes
d’affliction et les hurlements à gorge déployée de son épouse, les
interventions et le mépris de Mrs K., l’inquiétude et le chagrin de sa
petite Jane.
Mais lorsqu’il atteignit le numéro 37, il s’aperçut que
ni l’allée de la maison ni celle du garage n’avaient été déneigées de la
semaine, uniquement piétinées, aussi, dans la neige qui crissait sous ses
chaussures, le nez et les oreilles transis par le froid de moins quinze degrés,
se dirigea-t-il avec ses lourds bagages vers le garage pour y récupérer la
pelle suspendue à un clou fiché dans le mur. Il avisa alors les trois femmes de
la maisonnée qui l’observaient avec scepticisme par la fenêtre de la cuisine,
sans gratitude ni plaisir de le revoir, comme si peu lui importait qu’il
s’acquittât de cette vile corvée puisque c’était de toute façon trop tard.
Quand il en eut fini, par bravade, Judd raccrocha la pelle à son clou, avant de
patauger dans la neige jusqu’à la cuisine, au-devant du scandale que lui
vaudrait son scotch.
Après quoi, il eut enfin droit à quelques paroles agréables,
à la chronique des événements de la semaine durant le dîner, à l’acceptation
indifférente de la barrette ornée de pierreries dont il fit cadeau à Jane et à
la capitulation silencieuse d’Isabel face à son désir imaginaire cette nuit-là.
Tout lui paraissait aussi irréel que les alliances entre les clients d’un hôtel
partageant une table au restaurant, ou qu’un dialogue radiophonique dans une
pièce voisine. Et lorsqu’il se réveilla au milieu de la nuit, Judd aperçut sa
valise par terre, mâchoires à charnières grandes ouvertes ; son sac de
linge sale en toile bleue avait disparu au sous-sol, mais ses affaires de
toilette étaient toujours là et une bonne partie de ses vêtements toujours
soigneusement pliée, comme s’il n’était là que pour une étape, avant de
reprendre sous peu la route.
Le lendemain matin, Judd emmena Jane à l’école du dimanche,
mais, mû par la honte, laissa Isabel et Mrs Kallenbach assister au service
à l’église sans lui et prétendit que sa mère l’avait prié de venir avant midi.
Mrs Margaret Gray, surprise par son arrivée prématurée,
n’était pas
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