Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Une irrépressible et coupable passion

Une irrépressible et coupable passion

Titel: Une irrépressible et coupable passion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ron Hansen
Vom Netzwerk:
horaires par cœur et poussait d’ordinaire la désinvolture
jusqu’à se présenter à la gare quelques minutes à peine avant le départ de
l’Empire State Express de quatre heures. Mais en ce 19 mars, il y parvint
en avance, si bien qu’il fut contraint de se terrer dans une cabine des
toilettes pour hommes afin que personne ne le reconnût. De grossiers dessins au
crayon de seins et de vulves défiguraient les parois et, comme pour sauvegarder
l’honneur de Ruth, Judd s’en fut mouiller son mouchoir dans le lavabo pour les
lessiver. « Mon mignon », pensa-t-il.
     
    Haddon Jones satisfit aux requêtes de Judd. Aux environs de
quatre heures moins le quart, il quitta son cabinet d’assurance pour aller voir
les actualités au Strand Theater et se tenir les côtes devant Le Mécano de
la General, de Buster Keaton. Il revint au travail à cinq heures et demie,
parcourut son courrier et ses messages téléphoniques, verrouilla son bureau et
son cartonnier, puis attendit dix minutes, sur le trottoir devant l’immeuble
Guerney, son épouse dans leur vieille guimbarde, une Studebaker, qu’il devait
repeindre ce dimanche-là. Le ciel était pavé de nuages. Haddon sifflotait Ain’t
We Got Fun ?
    Sa femme demeura derrière le volant et il la pria de le
déposer devant l’entrée de l’Onondaga dans Warren Street.
    « Je dois faire un truc pour Judd », se
contenta-t-il d’expliquer.
    Haddon prit l’ascenseur jusqu’au sixième étage, laissa un
pourboire d’un cent au liftier et découvrit les trois lettres adossées aux
oreillers – une pour les employeurs de Judd, une pour Isabel et une
troisième pour une certaine Jane de Queens Village, à qui Judd prêtait son
propre nom. « Il voit du pays, le bougre », se dit Haddon. Il
empoigna le téléphone et porta l’écouteur à son oreille en appuyant sur la
fourche. Le gérant de permanence à la réception répondit. Tel un personnage
secondaire au théâtre, Haddon récita :
    « Ici Mr Gray, chambre sept cent quarante-trois.
Je me sens souffrant et je vais me coucher directement. Ne me transmettez aucun
appel téléphonique avant le milieu de la matinée au moins.
    — Très bien, Mr Gray », acquiesça le gérant.
    Haddon accrocha à la poignée l’écriteau bleu « Ne pas
déranger », ferma la porte à clé et glissa dans la descente de courrier
les enveloppes timbrées afin qu’elles fussent expédiées par la levée de huit
heures.
    Son épouse ne lui posa pas la moindre question sur le chemin
du retour.
     
    L’invitation à la soirée bridge chez Mr et
Mrs M. C. Fidgeon, à leur domicile d’Hollis Court Boulevard,
indiquait à leurs hôtes d’arriver à huit heures, aussi Milton, homme aisé et
bien en chair, très comme il faut, qui portait encore des guêtres, fut-il
stupéfait quand, à sept heures, il entendit la sonnette et trouva sur le seuil
de sa maison Albert, en costume croisé bleu marine et cravate à rayures
obliques, maintenue par une épingle en or. Coiffé de frais, il avait encore de
l’eau qui lui dégoulinait dans le cou, épongée par son col de chemise empesé.
Ruth, désolée, se tenait derrière lui, leur jolie petite fille réfugiée sous
son bras.
    Milton hasarda une boutade :
    « Vous venez dîner ?
    — On tournait en rond à la maison, répliqua Albert, en
entrant. Allez-y, faites comme si on n’était pas là. On patientera au
salon. »
    Ruth gratifia Milton d’un regard chagrin, comme pour
dire : « Voilà ce que je dois endurer tous les jours. »
     
    Dans la voiture-salon, qu’il partagea avec trois autres
passagers seulement pendant la majeure partie du trajet jusqu’à Manhattan, Judd
remarqua par terre, sous sa chaussure, la première page du quotidien italien L’Arena, un journal de Venise. Il se pencha péniblement pour le ramasser et constata
que c’était du charabia pour lui. Mais les Italiens étaient dangereux –
dangereux, Sacco et Vanzetti ou les immigrés farouches et violents de Mulberry
Street et Staten Island –, de sorte que Judd songea qu’il pourrait faire
bon usage de ces feuillets, les laisser traîner dans la maison comme fausse
piste, pour faire diversion. Judd enveloppa le flacon de chloroforme dans le
journal – manipulation rendue par son état d’ébriété –, referma sa
mallette et acheva sa flasque de whisky en guise de récompense.
    Puis il se retrouva à la gare de Grand Central à dix heures
vingt du soir. Il gravit un étage et

Weitere Kostenlose Bücher