Une irrépressible et coupable passion
mais la brise presque torride qui soufflait encore et les
prémices printanières le mettaient de bonne humeur.
« Où vous allez, là, toutes les trois ?
s’informa-t-il, une fois que les enfants eurent décampé.
— Oh, m’occuper de Mr Code à Kew Gardens, indiqua
Mrs Josephine Brown.
— Toute la nuit ?
— De midi à midi. »
Albert se tourna vers son épouse, les sourcils froncés,
déconcerté.
« Lora viendra avec nous ? »
Ruth soupira.
« On en a discuté la semaine dernière, tu te
souviens ? »
Il ne s’en souvenait pas.
« Et là, j’imagine que vous allez faire des courses…
— Le bébé a besoin de vêtements pour Pâques.
— Des vêtements, des vêtements, toujours des
vêtements ! rouspéta Albert, avant d’appuyer son râteau contre la maison.
En voiture, vous toutes. Je vous emmène.
— Merci papa » , dit Lorraine.
Albert posa une main pareille à un couvre-chef sur la
chevelure blonde de sa fille.
« Ça, c’est une gentille petite », lâcha-t-il.
Josephine et Ruth montèrent à l’arrière, Lorraine à l’avant.
Ruth fixa les cheveux blond-roux, le profil aquilin d’Albert et elle prit
conscience qu’elle détestait aussi sa tête, les fines rides dans son cou, son
poil grisonnant quand il ne se rasait pas le week-end, l’acier de ses yeux
quand il se concentrait, tout l’espace qu’il prenait. Après avoir enclenché la
marche arrière pour reculer jusqu’à la rue, Albert obligea Lorraine à poser les
mains sur la boîte à gants et à demeurer fastidieusement ainsi pour se retenir
en cas d’accident. Il regarda dans le rétroviseur et avança :
« Je pensais planter un parterre de fleurs devant la
maison en avril. Des pivoines de toutes les couleurs.
— Quelle excellente idée, se récria Ruth, comme si
c’était inepte. Ce sera tellement gai. »
Josephine lui asséna une tape sur le poignet.
« Ne parle pas sur ce ton à ton mari.
— Quel ton ? »
Josephine se carra bien au fond de la banquette.
« Tu le sais très bien, May. »
Sans plus prêter attention à son épouse, Albert passa la
troisième vitesse et sourit en fredonnant l’air de Gianni Schicchi, de
Puccini – le signal, pour sa fille, de chanter l’aria qu’il lui avait
apprise. Elle fit un effort de mémoire, puis entonna les premiers vers de O
mio babbino caro.
« C’est une berceuse, bébé ? la coupa Ruth.
— C’est une jeune fille qui avoue à son papa qu’elle
est amoureuse d’un beau garçon et qu’elle veut une alliance, expliqua Lorraine.
— Mio babbino caro signifie “mon papa adoré”,
précisa doctement Albert. Et si on s’oppose à leur union, elle se jettera dans
l’Arno. Jolie mélodie, non ? »
Albert sauta à la fin de l’aria et Lorraine se joignit en
riant à son père qui vocalisait.
« Eh bien, je me sens exclue, se plaignit Ruth. Pas
toi, maman ?
— Les paroles veulent dire : “Mon Dieu, je veux
mourir”, traduisit Albert, en lui adressant un sourire dans le rétroviseur. Tu
te rappelles quand Florence Easton l’a interprétée pour la première fois au
Metropolitan Opéra ? En 1918 ? Tu étais avec moi ?
— Je déteste l’opéra, répliqua Ruth.
— Oh, c’est vrai », et il se rembrunit.
Il se mura dans un silence de marbre pendant tout le reste
du trajet jusqu’à Jamaica Station. Et il persista à se taire, comme froissé,
lorsque Ruth et Lorraine descendirent et qu’il repartit vers l’ouest avec
Josephine en direction de Kew Gardens. La fillette suivit des yeux la Buick
Eight familiale qui s’éloignait en grondant.
« Est-ce que papa était fâché contre nous ?
s’inquiéta-t-elle.
— Oh, il est simplement grognon, affirma Ruth. Papa va
très bien. »
Comme il pénétrait dans la loge de l’Elks Club, Judd
gratifia d’un salut fraternel Chester, le portier, et fut heureux de constater
que ce dernier se souvenait de ses précédentes visites à Syracuse. Judd se
jucha sur un tabouret au bar et commanda un martini avec deux olives vertes,
puis porta à son nez le foulard bleu plié, aux doux effluves de neuf évocateurs
du chloroforme. Il évita son reflet dans la large glace déformante qui
dédoublait le choix d’alcools. Moins d’une minute plus tard, il commandait un
second martini. Il entendit un claquement de boules de billard dans une pièce
adjacente, puis, alors qu’on lui servait son cocktail, des hommes qui
contestaient un coup aux cartes.
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