Une irrépressible et coupable passion
Éméché, Judd pivota sur son tabouret comme
l’eussent fait Jane ou Lorraine, et aperçut à l’autre bout de la salle quatre
joueurs cravatés en manches de chemise autour d’une table de jeu verte, qui
écoutaient attentivement l’un d’eux récapituler le score provisoire de leur
partie de gin-rummy. Ils avaient tous l’air si normal – la crème des
hommes. Mais ennuyeux et ennuyés, vieillis avant l’heure et vaguement insatisfaits.
Comme lui, avant Ruth.
Judd se retourna vers le comptoir pour réclamer un troisième
martini, énonçant son intention en ces termes :
« Vous savez, parfois, trop n’est pas assez. »
Mais le barman, qui comptait ses bouteilles en faisant
tinter chacune avec son crayon, l’ignora, tout à l’inventaire de son horizon
alcoolisé.
Si bien que Judd n’eut plus qu’à fumer des Sweet Caporal à
la chaîne dans le salon pour hommes de l’Onondaga. Le poste de TSF de marque
RCA à pavillon était réglé sur la station new-yorkaise WRNY et une soprano du
nom de Nita Nadine chantait. Quelques autres représentants de commerce
bruyants, qu’il avait remarqués lors de séjours précédents, étaient aussi
présents, mais Judd craignit de se trahir s’il se mêlait à leur conversation. À
midi et demi, il demanda la permission de mettre le Waldorf-Astoria Orchestra,
sur la station WEAF, et se força à faire abstraction de la soirée à venir pour
songer au luxe que constituaient toutes ses nuits divines au Waldorf-Astoria
avec sa maîtresse. Puis il repensa à leur première fois. En juillet, était-ce
bien ça ? Dans les locaux de Benjamin & Johnes. Elle avait
un coup de soleil ; il l’avait fait monter. Elle avait gloussé :
« J’ai l’impression de faire l’école buissonnière. » Et il avait
répondu : « Nous ne faisons rien de mal. »
À une heure, il remonta dans sa chambre, la 743, et nicha
dans sa mallette en cuir fauve le flacon de chloroforme pur Duncan’s et les
gants de chimiste en caoutchouc vert qu’il avait achetés à Kingston, le foulard
rustique bleu marine dont il avait fait l’acquisition ce matin-là et un rouleau
de fil de fer volé au bureau. Et il refermait la mallette quand Haddon Jones
égrena à la porte son « ta-tadada, tada » habituel.
La buvette au sous-sol de l’hôtel lui convenait tout à fait
et ils commandèrent chacun un café noir et un sandwich au pain de seigle et au
jambon grillé. Judd parla de Benjamin & Johnes et de sa récente
prise de participation financière dans la société. Judd appelait ça de
l’actionnariat salarial ; il prêta à Haddon son porte-mine Cross en or
afin que son ami du lycée pût griffonner sur une serviette en papier des
calculs destinés à déterminer l’accroissement probable de ses revenus et,
partant, de ses besoins en assurance. Mais Haddon se surprit alors à faire
l’article, perdit tout intérêt pour ses estimations et rendit à Judd le
porte-mine, de sorte que le silence s’installa, uniquement troublé par la
serveuse qui tranchait une miche de pain frais.
Quoique tenté de se confier, Judd jugea que plus rien ne pourrait
le détourner de ses projets et qu’il eût seulement risqué d’impliquer son ami
en tant que complice, aussi rechercha-t-il plutôt un alibi.
« Dis Had, lâcha-t-il finalement, j’aurais besoin que
tu me rendes un service.
— Oh, mince… soupira son ami – mais il souriait.
— Rien de pénible, une simple ruse masculine. Un pieux
mensonge. »
Haddon ouvrit des yeux noisette voraces.
« Tu comptes tremper le biscuit ?
— Ça reste à voir. Tu te souviens de cette photographie
que je t’ai montrée ? La blonde ?
— Oh, oui. Elle ? Sacrée pépée !
— On a rendez-vous à Albany ce soir.
— Espèce de fripouille. »
Judd tira de sa poche la clé de sa chambre et la fit glisser
à côté de l’assiette de Haddon. Conscient de l’intérêt qu’il avait à apparaître
comme un cancre en matière d’adultère, Judd exposa :
« Je n’aimerais pas que mes employeurs ou Isabel aient
des soupçons, j’espérais donc que tu pourrais poster quelques lettres pour moi.
Histoire qu’elles soient oblitérées ce soir. Tu voudrais bien, aussi,
téléphoner à la réception pour annoncer que je suis malade ? Et accrocher
l’écriteau “Ne pas déranger” ? Et puis laisser la chambre en désordre
avant que la femme de ménage se pointe, demain matin ? J’ai peur que tu ne
sois obligé de
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