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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Simone de Beauvoir
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étouffant sous le bruit les murmures de son cœur. Après la mort de papa, tante Germaine suggérant qu'il n'avait pas été un mari idéal, elle l'a violemment rabrouée : « Il m'a toujours rendue très heureuse. » Et, certainement, elle n'avait jamais cessé de se l'affirmer. Tout de même, cet optimisme de commande ne suffisait pas à combler son avidité. Elle s'est précipitée dans la seule issue qui s'offrît à elle : se nourir des jeunes vies dont elle avait la charge. « Moi du moins, je n'ai jamais été égoïste, j'ai vécu pour les autres », m'a-t-elle dit plus tard. Oui ; mais aussi par eux. Possessive, dominatrice, elle aurait voulu nous tenir tout entières dans le creux de sa main. Mais c'est au moment où cette compensation lui est devenue nécessaire que nous avons commencé à souhaiter de la liberté, de la solitude. Des conflits ont couvé, ont éclaté, qui n'ont pas aidé maman à retrouver son équilibre.
    Elle était cependant la plus forte : sa volonté l'emportait. A la maison, il fallait laisser toutes les portes ouvertes ; je devais travailler sous ses yeux, dans la pièce où elle se tenait. Quand la nuit nous bavardions, ma sœur et moi, d'un lit à l'autre, elle collait l'oreille au mur, rongée de curiosité, et nous criait : « Taisez-vous. » Elle a refusé que nous apprenions à nager et empêché papa de nous acheter des bicyclettes : par ces plaisirs qu'elle n'aurait pas partagés, nous lui aurions échappé. Si elle exigeait d'être mêlée à toutes nos distractions, ce n'était pas seulement parce qu'elle-même en avait peu : pour des raisons, qui remontaient sans doute à son enfance, elle ne tolérait pas de se sentir exclue. Elle n'hésitait pas à s'imposer, même quand elle se savait indésirable. Une nuit, à La Grillère, nous nous trouvions dans la cuisine, avec une bande de garçons et de filles, amis de nos cousins : nous faisions cuire des écrevisses que nous venions de pêcher aux lanternes. Maman a surgi, seule adulte : « J'ai bien le droit de souper avec vous. » Elle nous a glacés, mais elle est restée. Plus tard, mon cousin Jacques nous avait donné rendez-vous, à ma sœur et à moi, à la porte du Salon d'automne ; maman nous a accompagnées ; il ne s'est pas montré. « J'ai vu ta mère, alors je suis parti », m'a-t-il dit le lendemain. Sa présence n'était pas légère. Quand nous recevions des amis — « J'ai bien le droit de goûter avec vous » — elle accaparait la conversation. A Vienne, à Milan, ma sœur a été souvent consternée par l'assurance avec laquelle maman, au cours d'un dîner plus ou moins officiel, se jetait en avant.
    Ces intrusions encombrantes, ces accès  d'importance, étaient pour elle des revanches : elle n'avait pas souvent l'occasion de s'affirmer. Elle voyait peu de monde ; et quand papa était là, c'était lui qui paradait. La phrase qui nous irritait : « J'ai bien le droit », prouve en fait son manque d'assurance : ses désirs ne se justifiaient pas par eux-mêmes. Incapable de se contenir et mégère à ses heures, de sang-froid elle poussait la discrétion jusqu'à l'humilité. Elle faisait des scènes à papa pour des vétilles ; mais elle n'osait pas lui demander de l'argent, elle n'en dépensait pas pour elle et aussi peu que possible pour nous ; elle le laissait docilement passer toutes ses soirées hors de la maison et sortir seul le dimanche. Après sa mort, quand elle a dépendu de nous, elle a eu à notre égard le même scrupule : ne pas nous déranger. Devenue notre obligée, elle n'avait plus d'autre manière de nous témoigner ses sentiments ; alors qu'autrefois les soins qu'elle prenait de nous justifiaient à ses yeux sa tyrannie.
    Son amour pour nous était profond en  même temps qu'exclusif et le déchirement avec lequel nous le subissions reflétait ses propres conflits. Très vulnérable — elle pouvait remâcher pendant vingt ou quarante années un reproche, une critique — la rancune diffuse qui l'habitait se traduisait par des conduites agressives : franchise brutale, lourdes ironies ; à notre égard elle manifestait souvent une méchanceté plus étourdie que sadique : elle ne voulait pas notre malheur mais se prouver son pouvoir. Pendant que j'étais en vacances chez Zaza ma sœur m'a écrit ; elle me parlait, en style d'adolescente, de son cœur, de son âme, de ses problèmes ; je lui ai répondu. Maman a ouvert ma lettre, l'a lue à haute voix devant Poupette, en riant aux

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