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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Simone de Beauvoir
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à serrer elle-même étroitement ses sangles. En elle subsistait une femme de sang et de feu : mais contrefaite, mutilée, et étrangère à soi.

3
    Aussitôt réveillée, j'ai téléphoné à ma sœur. Maman avait repris conscience au milieu de la nuit ; elle savait qu'on l'avait opérée et en semblait à peine étonnée. J'ai arrêté un taxi. Le même trajet, le même automne tiède et bleu, la même clinique. Mais j'entrais dans une autre histoire : au lieu d'une convalescence, une agonie. Auparavant, je venais passer ici des heures neutres ; je traversai le hall avec indifférence. Des drames se déroulaient derrière les portes fermées : rien n'en transpirail. Désormais, un de ces drames était le mien. Je montai l'escalier le plus vite, le plus lentement possible. Sur la porte était maintenant fixé un écriteau : Visites interdites. Le décor avait changé. Le lit était disposé comme la veille, les deux côtés dégagés. Les bonbons avaient été rangés dans les placards, les livres aussi. Sur la grande table du coin, plus de fleurs, mais des flacons, des ballons en verre, des éprouvettes. Maman dormait, elle n'avait pas de sonde dans le nez, c'était moins pénible de la regarder ; mais on apercevait sous le lit des bocaux, des tuyaux qui communiquaient avec l'estomac et l'intestin. Le bras gauche était relié à un goutte à goutte. Elle ne portait plus aucun vêtement : la liseuse était étalée comme une couverture sur son buste et ses épaules nues. Un nouveau personnage était entré en scène : une garde particulière, mademoiselle Leblon, gracieuse comme un portrait d'Ingres ; une coiffe bleue protégeait ses cheveux, ses pieds étaient emmitouflés d'étoffes blanches ; elle surveillait le goutte à goutte, elle secouait un ballon pour y diluer du plasma. Ma sœur m'a dit que d'après les docteurs un sursis de quelques semaines, peut-être de quelques mois, n'était pas impossible. Elle avait demandé au professeur B. : « Mais que dira-t-on à maman quand le mal reprendra, ailleurs? — Ne vous inquiétez pas. On trouvera. On trouve toujours. Et le malade vous croit toujours. »
    L'après-midi, maman avait les yeux ouverts ; elle parlait de manière à peine distincte, mais lucidement. « Alors ! lui dis-je. Tu te casses la jambe, et on t'opère de l'appendicite ! » Elle a levé un doigt et chuchoté avec une certaine fierté : « Pas appendicite. Pé-ri-to-ni-te. » Elle a ajouté : « Quelle chance... être là. — Tu es contente que je sois là ? — Non. Moi. » Une péritonite : et sa présence dans cette clinique l'avait sauvée ! La trahison commençait. « Heureuse de ne plus avoir cette sonde. Si heureuse ! » Vidée des ordures qui la veille gonflaient son ventre, elle ne souffrait plus. Et avec ses deux filles à son chevet, elle se croyait en sécurité. Quand les docteurs N. et P. sont entrés, elle leur a dit d'une voix satisfaite : « Je ne suis pas abandonnée », avant de refermer les yeux. Ils ont échangé des commentaires : « C'est extraordinaire comme elle a vite repris ! C'est spectaculaire ! » En effet. Grâce aux transfusions et aux perfusions, le visage de maman avait repris des couleurs et un air de santé. La pauvre chose douloureuse qui gisait sur ce lit la veille s'était reconvertie en femme.
    J'ai montré à maman le livre de mots croisés apporté par Chantai. Elle a balbutié, en s'adressant à la garde : « J'ai un gros dictionnaire Larousse, le nouveau, je me le suis offert, pour les mots croisés. » Ce dictionnaire : une de ses dernières joies ; elle m'en avait parlé longtemps, avant de l'acheter ; elle s'illuminait chaque fois que je le consultais. « On te l'apportera », lui dis-je. « Oui. Et aussi le Nouvel Œdipe, je n'ai pas tout trouvé... » Il fallait cueillir sur ses lèvres les mots qu'elle s'arrachait dans un souffle et que leur mystère rendait troublants comme des oracles. Ses souvenirs, ses désirs, ses soucis flottaient hors du temps, transformés en rêves irréels et poignants par sa voix puérile et l'imminence de sa mort.
    Elle a beaucoup dormi ; de temps en temps elle aspirait quelques gouttes d'eau à travers la pipette ; elle crachait, dans des serviettes en papier que la garde pressait contre sa bouche. Le soir, elle s'est mise à tousser ; mademoiselle Laurent, venue prendre de ses nouvelles, l'a redressée, l'a massée, l'a aidée à expectorer. Alors maman lui a adressé un grand sourire : le premier depuis quatre

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