Une mort très douce
jours.
Poupette avait décidé de passer ses nuits à la clinique : « Tu as vu mourir papa et bonne-maman ; moi, j'étais loin, m'a-t-elle dit ; maman, c'est moi qui la prends en charge. Et puis j'ai envie de rester avec elle. » Je fus d'accord. Maman s'étonna : « Pourquoi veux-tu dormir ici ? — J'ai dormi dans la chambre de Lionel quand on l'a opéré : ça se fait toujours. — Ah ! bon ! »
Je rentrai chez moi grippée, fiévreuse. En sortant de la clinique surchauffée, j'avais pris froid dans l'automne humide ; je me couchai, abrutie de cachets. Je ne fermai pas mon téléphone ; maman pouvait s'éteindre d'une minute à l'autre, « comme une bougie » disaient les médecins, et ma sœur devait m'appeler à la moindre alerte. La sonnerie m'a réveillée en sursaut quatre heures du matin. « C'est la fin. » J'ai empoigné le récepteur et entendu une voix inconnue : un faux numéro. Je ne me suis rendormie qu'à l'aube. Huit heures et demie : nouvelle sonnerie ; je me suis précipitée : une communication sans importance. Je le haïssais, cet appareil couleur de corbillard : « Votre mère a un cancer. — Votre mère ne passera pas la nuit. » Un de ces jours il grésillera à mes oreilles : « C'est la fin. »
Je traverse le jardin. J'entre dans le hall. On pourrait se croire dans un aéroport : des tables basses, des fauteuils modernes, des gens qui s'embrassent en se disant bonjour ou au revoit, d'autres qui attendent, des valises, des fourre-tout, des fleurs dans des vases, des bouquets enveloppés de papier glacé comme pour accueillir les voyageurs qui vont débarquer... Mais sur les visages, dans les chuchotements, on pressent quelque chose de louche. Et parfois, dans l'embrasure de la porte du fond apparaît un homme tout en blanc, avec du sang sur ses chaussons. Je monte un étage. A ma gauche il y a un long corridor avec des chambres, la salle des infirmières, l'office. A droite, un vestibule carré, meublé d'une banquette et d'un bureau sur lequel est posé un téléphone blanc. Il donne d'un côté sur un salon d'attente, de l'autre sur la chambre 114. Visites interdites . Derrière la porte je trouve un court boyau : à gauche le cabinet de toilette avec le bassin, le «haricot», de la ouate, des bocaux ; à droite un placard où sont rangées les affaires de maman ; sur un cintre pend la robe de chambre rouge, salie de poussière. « Je ne veux plus revoir cette robe de chambre. » Je pousse la seconde porte. Avant, je traversais ces lieux sans les voir. Maintenant, je sais qu'ils font partie de ma vie pour toujours.
« Je vais très bien », m'a dit maman. Elle a ajouté d'un air malin : « Hier, quand les médecins parlaient entre eux, je les ai entendus ; ils disaient : c'est spectaculaire ! » Ce mot l'enchantait : elle le prononçait souvent avec componction, comme une formule magique garantissant sa guérison. Pourtant elle se sentait encore très faible et son plus impérieux désir était d'éviter le moindre effort. Elle rêvait d'être nourrie toute sa vie au goutte à goutte : « Je ne mangerai plus jamais. — Comment ! toi qui étais si gourmande. — Non. Je ne mangerai plus. » Mademoiselle Leblon a pris un peigne et une brosse, pour la coiffer, et maman lui a ordonné avec autorité : « Coupez-moi les cheveux. » Nous avons protesté. « Vous allez me fatiguer : coupez-les donc. » Elle a insisté, avec un bizarre entêtement : comme si elle avait voulu acheter par ce sacrifice un définitif repos. Doucement mademoiselle Leblon a défait sa natte et démêlé ses cheveux embroussaillés ; elle les a tressés, elle a épinglé la torsade argentée autour de la tête de maman dont le visage détendu avait retrouvé une surprenante pureté. J'ai pensé à un dessin de Léonard de Vinci représentant une vieille femme très belle : « Tu es belle comme un Léonard de Vinci », lui ai-je dit. Elle a souri : « Je n'étais pas mal, autrefois. » D'un ton un peu mystérieux elle a confié à la garde : « J'avais de beaux cheveux, je les coiffais en bandeaux autour de ma tête. » Et elle s'est mise à parler d'elle : comment elle avait obtenu un petit diplôme de bibliothécaire, son amour des livres. Mademoiselle Leblon répondait tout en préparant un flacon de sérum ; le liquide limpide contenait aussi, m'a-t-elle expliqué, du glucose, des sels. « Un vrai cocktail », ai-je dit.
Toute la journée nous avons étourdi maman de projets. Elle écoutait, les yeux fermés.
Weitere Kostenlose Bücher