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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Simone de Beauvoir
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éclats de ses confidences. Raidie de colère, Poupette l'a écrasée de son mépris et a juré de ne jamais lui pardonner. Maman a sangloté et m'a suppliée, par lettre, de les réconcilier : ce que je fis.
    C'est sur ma sœur surtout qu'elle tenait à assurer son empire et elle prenait ombrage de notre amitié. Quand elle sut que j'avais perdu la foi, elle lui cria avec furie : « Je te défendrai contre son influence. Je te protégerai ! » Pendant les vacances, elle nous interdit de nous voir seule à seule : nous nous retrouvions clandestinement dans les châtaigneraies. Cette jalousie l'a tenaillée toute sa vie et nous avons gardé jusqu'à la fin l'habitude de lui dissimuler la plupart de nos rencontres.
    Mais souvent aussi la chaleur de son affection nous émouvait. Vers dix-sept ans, Poupette fut, sans le vouloir, l'occasion d'une brouille entre papa et « tonton Adrien » qu'il tenait pour son meilleur ami ; maman l'a défendue farouchement contre papa qui pendant des mois n'a plus adressé la parole à sa fille. Ensuite, il a fait grief à ma sœur de ne pas sacrifier sa vocation de peintre à des besognes alimentaires et de rester vivre à la maison ; il ne lui donnait pas un sou et la nourrissait à peine. Maman la soutenait et se débrouillait de son mieux pour l'aider. Moi, je n'ai pas oublié avec quelle bonne grâce, après la mort de papa, elle m'a encouragée à partir en voyage avec une amie quand d'un soupir elle aurait pu me retenir.
    Elle gâchait ses rapports avec autrui par maladresse : rien de plus pitoyable que ses efforts pour éloigner ma sœur de moi. Quand notre cousin Jacques — sur qui elle reportait un peu de l'amour qu'elle avait eu pour son père — a commencé à espacer ses visites rue de Rennes, elle l'accueillait chaque fois par des récriminations qu'elle croyait rieuses, qu'il trouvait irritantes : il se montrait de moins en moins. Elle avait les larmes aux yeux lorsque je me suis installée chez bonne-maman, et je lui ai su gré de ne pas même ébaucher une scène d'attendrissement : elle les évitait toujours. Cependant, cette année-là, chaque fois que je dînais à la maison, elle grommelait que je négligeais ma famille, alors qu'en fait je venais très souvent. .Par orgueil, par principe, elle ne voulait rien demander ; ensuite elle se plaignait de recevoir trop peu.
    Elle ne pouvait parler de ses difficultés à personne, pas même à soi. On ne l'avait habituée ni à voir clair en elle, ni à user de son propre jugement. Il lui fallait s'abriter derrière des autorités : mais celles qu'elle respectait ne s'accordaient pas ; il n'y avait guère de point commun entre la mère supérieure des Oiseaux et papa. J'ai vécu cette opposition au cours de ma formation intellectuelle et non après qu'elle fût achevée ; j'avais, grâce à ma petite enfance, une confiance en moi dont ma mère était démunie ; le chemin de la contestation, qui fut le mien, lui était fermé. Elle a pris au contraire le parti d'être de l'avis de tout le monde : le dernier qui parlait avait raison. Elle lisait beaucoup ; mais, malgré une bonne mémoire, elle oubliait presque tout : une connaissance précise, une opinion tranchée auraient rendu impossibles les volte-face que les circonstances risquaient de lui imposer. Même après la mort de papa ellei a gardé cette prudence. Ses fréquentations ont été alors plus conformes à ses idées. Elle se rangeait du côté des catholiques « éclairés » contre les intégristes. Cependant parmi ses relations il existait des divergences. Et d'autre part, bien que je vécusse dans l'erreur, sur beaucoup de plans mes opinions comptaient : et aussi celles de ma sœur et de Lionel. Elle redoutait de « passer pour une idiote » à nos yeux. Elle continua donc d'entretenir des brumes dans sa tête et de dire oui à tout sans s'étonner de rien. Dans ses dernières années elle était parvenue à une certaine cohérence ; mais à l'époque où sa vie affective était le plus tourmentée, elle n'avait ni doctrine, ni concepts, ni mots pour la rationaliser. De là venait son malaise effaré.
    Penser contre soi est souvent fécond ; mais ma mère, c'est une autre histoire : elle a vécu contre elle-même. Riche d'appétits, elle a employé toute son énergie à les refouler et elle a subi ce reniement dans la colère. Dans son enfance, on a comprimé son corps, son cœur, son esprit, sous un harnachement de principes et d'interdits. On lui a appris

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