Une tombe en Toscane
aventure marine. Le fleuve, dans les déchets du port, s'accouplait avec la mer, se laissait parcourir par le frisson des vagues épuisées et, par instants, abandonnait sur le granit corrodé des épluchures, des débris venus des égouts de Lisbonne, puis d'un nouveau geste hâtif, nettoyait l'escalier, le laissait luisant et net, avant de le souiller à nouveau. Il y avait dans l'air une odeur d'algues pourries et de mazout apporté par le clapotement de cette eau bâtarde.
Après le dîner et la longue conversation avec Margaret Greenworth, Jean-Louis n'avait pu envisager de se mettre au lit. Assis sur la murette en haut des marches, il suivait les jeux du fleuve à la limite de la flaque de lumière des hauts lampadaires électriques qui encadraient la place déserte. Loin de l'usine et des Cèdres, il se sentait plus clairvoyant, comme dégagé d'une influence dont il n'avait pas eu conscience.
Comme un historien désireux d'éclaircir une énigme qui n'a pas sa solution dans le présent, il pouvait maintenant réfléchir au cas de son père. Margaret Greenworth lui avait apporté un nouvel élément d'appréciation.
Louis Malterre, en écrivant ce poème qu'il savait maintenant par cœur, révélait quelque chose de lui-même, quelque chose d'ignoré de tous, même de Jean-Louis, quelque chose qui n'était pas conforme au personnage que tous avaient connu, aimé ou détesté. « Plutôt détesté », pensa le jeune homme, car son père était détestable sans raison. Sa froideur, son cynisme, la facilité avec laquelle il se montrait indifférent et inaccessible, le désintérêt manifeste au monde qui l'entourait, sa maîtrise aussi, sa force de décision. Sa façon d'engager une affaire, une discussion ardue, de régler l'une et l'autre sans enthousiasme, mais sans faiblesse, avec une assurance formelle, comme s'il agissait pour le compte d'un autre, envers qui il se serait engagé à réussir, puis une heure après avoir triomphé, l'oublier totalement, comme si l'événement avait été de lui-même.
Jean-Louis l'avait vu enlever de gros marchés, mener des négociations difficiles sans paraître s'intéresser à la chose, déclarer, une fois l'opération réussie : « Tout cela est sans importance », et décider du programme de travail du lendemain, comme si les heures qu'il venait de vivre avaient été banales et sans profit.
D'autres industriels en pareille circonstance offraient un dîner, faisaient un cadeau à leur femme, s'accordaient quarante-huit heures de détente, se réjouissaient d'une façon ou d'une autre ; lui, rentrait dans son personnage, ne changeait rien au rythme de sa journée.
Maryse, sa secrétaire, ne se souvenait pas de l'avoir entendu lui parler une seule fois en vingt ans, pour des motifs autres que ceux du service. Au matin du 1 er mai, il lui faisait porter du muguet. Le lendemain, quand elle venait le remercier, il avait un geste de la main qui signifiait que l'envoi du muguet était une chose normale, traditionnelle, sans signification spéciale, pour laquelle il ne convenait ni de remercier ni de faire de commentaires.
C'était un bel homme que Louis Malterre et l'on racontait que s'il eût voulu rencontrer les regards de telle ou telle qu'il saluait cérémonieusement, en ayant l'air de penser à autre chose, il aurait pu avoir d'agréables maîtresses. On lui enviait son aisance, son élégance, son allure stricte, sa démarche vive et sèche, sa façon d'être partout précis, rapide, dominateur.
Dans les réunions, autour des tables de conseil d'administration, aux cérémonies inévitables, telles qu'enterrements et réceptions officielles, où il ne faisait que de brèves apparitions, il avait toujours l'attitude qui convenait, sans rien changer de son maintien habituel. On disait dans les salons ou dans les bureaux : « Malterre est venu. » Cela signifiait que la chose avait eu son importance.
Tandis que le Tage grignotait avec la marée montante, une à une, les marches du grand escalier, Jean-Louis se demandait quelle aurait été l'attitude de son père, ici, seul la nuit au bord de l'eau noire. Il se retourna sur la murette, comme s'il allait l'apercevoir là, debout, les talons joints, les deux mains enfoncées dans les poches de son pardessus, son chapeau bordé légèrement incliné sur l'oreille droite découvrant la tempe gauche argentée, une écharpe nouée avec négligence, le regard perdu sur l'horizon
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