Une tombe en Toscane
mutilés accroupis autour du corps d'Inés n'avaient pas, comme à la clarté de midi, l'air de prier mais de guetter un dernier souffle de vie ou le premier signe d'une résurrection.
Margaret s'approcha du monument et commença une minutieuse observation des bas-reliefs comme si elle comptait y trouver une explication à ses propres préoccupations. Jean-Louis demeura en arrière, un peu raide et réservé, comme s'il se fût trouvé devant un lit où reposait une morte récente. Ils restèrent un moment ainsi : elle, penchée sur les petites statues brisées ; lui, observant l'ensemble dans l'attente d'une pensée qui le guidât. Enfin, lentement, il se dirigea vers le tombeau de Pierre le Cruel moins éclairé encore à cette heure-là que celui d'Inés.
Le géant de pierre paraissait redoutable dans son immobilité. La force de la légende, passée dans la matière inerte, lui conférait les possibilités reconnues aux spectres. Pierre le Cruel, qui s'était montré assez obstiné pour reprendre à la mort une riche proie, n'aurait-il pas la puissance de faire éclater sa prison et d'en sortir, brutal comme un fauve que l'on croyait maîtrisé ? Une sorte de peur, appartenant aux échos de la vision dans l'imagination du jeune homme, fut un instant la sensation dominante. Elle ne dura qu'une fraction de seconde, le temps d'une pensée informulable.
Mais il sut alors qu'une étrange communication était possible, que ces sculptures massives n'étaient rien qu'une représentation sans valeur réelle, que ce tombeau demeurait à travers le temps la résidence d'un être insaisissable, un geste pour une pensée, un mot pour une sensation.
Il s'approcha plus près du tombeau, à le toucher. Puis il en fit lentement le tour comme le firent les diacres en balançant leurs encensoirs au jour des funérailles. Jean-Louis s'immobilisa à la tête du gisant. Celui-ci était trop élevé pour qu'il pût voir les détails du visage. Il n'en saisit que le profil encadré entre les lourds cheveux et la barbe, profil net, sec, rigoureux comme un masque de comédie antique, aussi loin de la vie possible qu'un objet usuel, incapable de susciter une ressemblance, de donner des marques de l'existence, n'offrant rien de sûr dans la disproportion du nez long et droit et des joues géométriques.
C'est alors que son esprit critiquait ainsi cette représentation sans recherche, étonnante au-dessus d'un socle où le ciseau du sculpteur s'était livré avec virtuosité à la minutie du détail, que Jean-Louis cessa d'être un quêteur frustré.
Sans qu'il pût conduire sa pensée, il se vit devant le lit de son père, seul en face du mourant qu'il venait d'étendre là, après sa syncope, tandis que sa mère téléphonait dans le hall pour appeler le médecin.
Un court instant, entre deux souffles, son père l'avait fixé intensément. Seuls, les yeux vivaient encore. Le corps appartenait déjà à l'immobilité définitive. D'un geste nerveux comme le réflexe de celui qui veut retenir un être dans une chute, Jean-Louis avait ouvert le col de la chemise pour tenter vainement de conjurer l'étouffement intérieur. À cet instant, le visage de Louis Malterre était devenu autre.
L'esthétique de la mort l'avait transformé en ce qu'il devait être un moment plus tard, après le dernier râle. La vie tout entière concentrée dans le regard paraissait un infime sursis. Les yeux étaient lavés de leur éclat ironique ; ils étaient ceux du magicien qui veut livrer d'un seul coup tous ses secrets avant de disparaître.
Jean-Louis n'avait pas vu là une supplication, ça n'en était pas une, mais une volonté de convaincre de quelque chose. Son père ayant entrouvert la bouche, il s'était approché et en même temps qu'il encourageait le moribond en lui disant : « oui, parle, j'écoute... », d'une voix de ventriloque exténuée, incapable d'empêcher la fusion des syllabes, son père avait émis des sons.
Il avait entendu, distinctement, des a par deux fois, comme s'il disait « ah, ah » ou « ça va »... « ça va ». Puis il y avait eu un autre borborygme, finissant en i... et tandis qu'il saisissait la main à la dérive sur le bord du lit et dont la pesanteur appartenait déjà à la mort, son père avait fermé les yeux pour passer dans l'ultime concentration de ses forces, comme s'il faisait appel, d'un seul coup, aux ondes de vie imperceptibles qui devaient vibrer encore,
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