Une tombe en Toscane
zone d'ombre des constructions. Agnès voulut crier, imaginant déjà un viol, mais le forgeur riant de toutes ses dents laissa aller sa bicyclette contre le mur et son second bras libre enserra Agnès.
- Vous êtes fou, lança-t-elle, laissez-moi.
Félicien faillit ouvrir les bras, mais il pensa que peut-être les femmes du monde aimaient à faire des manières pour se laisser embrasser et qu'il était trop tard pour revenir en arrière. Agnès, arc-boutée contre le torse du garçon, avait le nez dans les poils bouclés qui lui faisaient un plastron dans l'échancrure de sa chemise ouverte. L'odeur de ce corps d'homme fort amena une moue de dégoût sur ses lèvres, son cœur se mit à cogner comme une bielle qui va se rompre.
Félicien sentit ployer le corps de la jeune fille sous l'effort de son bras, crut qu'elle cédait ; sa main, qui se voulait caressante, se posa sur le sein d'Agnès, le pétrit à travers l'étoffe du manteau. Elle hurla et le forgeur laissa retomber ses bras et reçut en pleine face la rancœur, la honte, la haine de la bourgeoise qui trouvait que le jeu finissait mal.
- Vous ... , vous..., dit-elle, laissez-moi avec vos sales mains... et elle s'en fut en courant.
Félicien Barrot, à la lueur du lampadaire, regarda ses grosses mains aux ongles ébréchés et noirs, aux jointures crevassées, il les retourna pour voir les paumes lisses et dures comme le manche de la masse qu'elles étreignaient tous les jours. Il y aurait vu du sang qu'il n'aurait pas été étonné, tant il se sentait coupable. Alors, dans la nuit, tandis que la pluie de printemps se mettait à tomber comme un rideau à la fin d'un acte, il lança dans la direction de la fuyarde et des Cèdres, de sa voix qui pouvait couvrir le bruit du pilon et la sarabande des marteaux dans la forge, son insulte personnelle d'homme refusé : « Ga...a...a...a...rce... »
Et l'orage crépita, mêlant sa colère à celle du forgeron.
Rentrée chez elle, Agnès prit un bain en pleurant. Le lendemain, elle rangea définitivement sa jupe à plis, ses souliers plats et expliqua en quatre lignes au comité local des métaux qu'elle se démettait de ses fonctions de conseiller juridique pour des raisons de convenance personnelle. En cachetant l'enveloppe, devant son secrétaire Louis XV, dans sa chambre, elle leva les yeux. Dans un cadre de cuir, elle rencontra le regard de son père. Pour la première fois, elle vit combien il était subtilement ironique.
Alors seulement elle commença à l'aimer.
8.
- Voulez-vous attacher votre ceinture, monsieur. Nous allons atterrir...
Jean-Louis sursauta. Au néant du sommeil, dont la voix de l'hôtesse venait de le tirer, succéda brutalement le quatuor de basse des moteurs. Il s'était endormi après l'escale technique de Madrid. Depuis Lisbonne, il n'avait pu détacher ses pensées de Margaret. Maintenant un oubli dans le sommeil et des milliers de kilomètres les séparaient.
Il se baissa pour ramasser le livre qu'elle lui avait offert à l'aéroport et qui avait glissé à terre. « La rue du chat qui pêche, c'est le seul livre édité en français que j'ai trouvé à la bibliothèque de l'aérogare », lui avait-elle dit. Elle avait souri, enveloppée dans un grand manteau beige.
Quand il fut installé dans l'avion et qu'il la vit par le hublot, au milieu des gens derrière les barrières de la douane, elle lui parut soudain fragile. Le vent ébouriffait ses cheveux et rabattait son col sur sa joue. Quand l'appareil se mit à rouler pour aller prendre la piste, elle eut un long geste du bras. Jean-Louis lui répondit d'un signe et d'un seul coup le pivotement du quadrimoteur lui fit découvrir, à la place du parking où Margaret au milieu d'autres personnes attendrait l'envol de l'avion, la campagne sèche et plus loin la mer semblable à de la tôle d'acier, ondulant sous le soleil.
Ils s'étaient embrassés, comme s'embrassent les amis d'enfance qui se sont retrouvés, en se serrant bien fort aux épaules, et le premier instant de mélancolie passé, quand l'avion fut en l'air et que, dans la voiture de louage, Margaret eut repris la route de Lisbonne, l'un et l'autre ressentirent la même joie triste, douce et gratuite, qui était aussi une sorte d'apaisement des sens.
Parce qu'ils n'avaient pas été sensibles au désir, parce qu'ils n'avaient pas eu à définir le sentiment qui les unissait, la séparation n'était pas
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