Une tombe en Toscane
quotidiennement, exigeait que le jardinier le prévienne de tout changement, de la moindre naissance d'un bourgeon, de la présence d'un pou sur telle ou telle, des étiolements comme des floraisons. Il était comme ces originaux qui préfèrent tenir un fauve dans une cage plutôt que se promener avec un chien affectueux et familier.
Avec lui, les Cèdres étaient devenus une résidence dictatoriale. Ses activités domestiques, ses horaires, sa manière de vivre y conditionnaient tout, des cuisines où régnait Mathilde jusqu'au pavillon d'Émile, qui cumulait les fonctions de jardinier et de chauffeur.
Dès la mort de son père, sorte de géant taciturne qui s'accommodait de tout et qui estimait n'avoir rien à commander hors de son usine, Louis Malterre avait imprimé partout sa volonté. Cette mise en ordre, Mathilde et Émile s'en souvenaient, était intervenue en 1926, après une série de voyages à l'étranger, avant qu'il ne prenne en main l'affaire du père, mort deux ans plus tôt.
« Un homme méthodique, disait la cuisinière en parlant de son maître, qui lui inspirait de son vivant une crainte respectueuse. Quand il eut mis toute la maison au pli, il s'est marié, et madame Camille n'eut qu'à entrer ici, comme on entre au régiment. Tout était prévu. Jamais il ne lui a demandé son avis, et monsieur Jean-Louis tout pareil. »
Jean-Louis n'avait rien changé à cela. Il était né dans un cadre particulier, s'y était adapté et son pouvoir hérité l'avait conduit à maintenir les formes traditionnelles de la vie aux Cèdres. Il avait succédé au maître et entendait respecter la constitution édictée par celui-ci. Ni Camille, ni Agnès, ni les domestiques, personne n'y avait rien trouvé à redire.
Cependant, pour sa mère et sa sœur, s'il représentait la suite du pouvoir en tant que fils aîné responsable de la vie matérielle, les deux femmes se trouvaient libérées de l'autorité morale d'un mari et d'un père.
Ce fut Camille qui, la première, en prit conscience sous son voile de veuve. Comme elle descendait de sa voiture, place des Terreaux, un homme encore jeune se retourna et, sans chercher à feindre, fixa ses jambes : la mode cette année-là faisait les jupes étroites et Camille ne put empêcher le passant de saisir l'aubaine d'une vision inattendue. Tandis qu'elle refermait la portière, il s'arrêta une seconde à sa hauteur et lança d'une voix agréable :
-Vous a-t-on déjà dit que vous avez de très jolies jambes...
Camille aurait voulu répondre quelque chose, violemment, trouver une phrase ironique, cingler cette audace, traiter cet homme de satyre ou le gifler. Elle ne put articuler qu'un « mais... », qui resta sans suite, car le promeneur s'éloignait déjà, en saluant d'un sourire.
Cet incident la troubla beaucoup. Dans la rue, dans les magasins où elle se rendit ce jour-là, elle se mit à observer les autres femmes et à s'observer elle-même dans les glaces et les vitrines. Elle avait perdu son assurance de bourgeoise. Son mari lui avait dit un jour « qu'elle était jolie » au soir de son mariage. Elle ne s'était jamais plus posé la question depuis. Elle l'avait oubliée.
Mais l'inconnu, d'un regard insistant de connaisseur, lui avait réappris qu'elle possédait un corps. Cela suffisait pour qu'une foule de puissances charnelles atrophiées se révèlent. Dans la Rolls qui la ramenait, elle rougit à la pensée qu'un homme pût encore la désirer. Elle ouvrit son sac et sortit un petit miroir. Son visage n'avait pas une ride, le dessin de ses lèvres paraissait impeccable. Ses yeux verts aux reflets doux et las ne manquaient pas d'un certain charme. Grâce aux soins du coiffeur, ses cheveux gardaient la blondeur de la jeunesse.
Elle referma son sac et considéra sa jambe droite croisée sur la gauche : sous le nylon noir elle était lisse et galbée, avec ce qu'il fallait de cambrure à la cheville.
Camille se sentit joyeuse, puis honteuse, puis résignée.
« Vous a-t-on déjà dit que vous avez de très jolies jambes... »
Non, on ne le lui avait jamais dit et pourtant il en était ainsi.
Les circonstances, les conversations avaient frustré Camille d'une existence de femme. De petite fille, elle était devenue mère sans rien connaître de l'adolescence sentimentale. Les poètes des humanités n'avaient pas éveillé en elle ces échos qui irritent les sens, incitent à la
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