Une tombe en Toscane
recherche de l'amour et mettent les cœurs en état de réceptivité. Jamais aucun collégien ne lui avait envoyé la moindre lettre naïve ou impudique. Elle n'avait jamais rencontré les frères de ses amies et son unique cousin avait deux caractéristiques repoussantes : de l'acné et une monstrueuse moto qui sentait mauvais.
En quittant la pension, elle s'était fiancée à Louis Malterre.
Anormalement naïve, elle n'avait jamais rien compris aux avances ou aux provocations des hommes. En ville, on disait qu'elle était « bête comme une oie ». Son regard trop clair, qui se posait sur les objets sans paraître en saisir les contours, accréditait cette opinion. Camille allait aborder la cinquantaine sans avoir été une femme.
Tout cela, elle venait de le découvrir à la suite d'une réflexion lancée par un inconnu qui devait avoir l'habitude d'être audacieux avec les femmes. À toute autre que Camille, il eût simplement fait plaisir, chez elle il avait provoqué un réveil tardif, et ce soir-là, en prenant son bain, la veuve de Louis Malterre put constater dans la psyché de sa chambre qu'elle avait un corps de jeune fille. Et ce corps lui faisait deviner, confusément, que sa vie aurait pu être bien différente.
L'absence de Jean-Louis donnait à Camille un supplément de confiance. Elle rouvrit son piano, retrouva dans une malle, oubliée au grenier, les romances de sa jeunesse. Quand elle les joua un après-midi, la musique lui apporta la confirmation qu'il existait un monde romantique et passionné. Elle pleura après avoir chanté. À travers les couplets naïfs et les mélodies doucereuses, les duos des bergers et des bergères lui parurent transposables dans la réalité, les mots prirent des significations nouvelles. À l'heure du dîner, elle avait la tête en feu et une insupportable envie de sortir, d'aller à la rencontre de cette femme nouvelle, née hier, qui était sa sœur chargée de désirs inavoués, son contraire et son complément.
Agnès ayant téléphoné qu'elle ne rentrait pas dîner, Camille se mit au lit et lut tard dans la nuit un roman anglais.
Pour Agnès aussi, la mort de Louis Malterre, si elle n'avait amené aucun changement apparent, modifiait bien des choses. À la faculté de Droit, elle avait fait, quelques années plus tôt, la connaissance de jeunes communistes qui l'avaient conquise aux doctrines sociales. Elle avait eu à cette époque d'âpres discussions avec son père sur le droit de grève et la légitimité des revendications ouvrières. Elle s'était mise à faire un complexe de compensation. Pendant des mois, elle avait refusé d'utiliser la voiture et le chauffeur et s'était acheté une bicyclette. Une jupe à plis, un corsage blanc, des souliers plats avaient été pendant cette période sa seule toilette. Elle s'était abonnée aux revues de gauche jusqu'au jour où - en trois phrases, dont la dernière était un ultimatum : « Va vivre dans une HLM et gagne ta vie en travaillant, ou accepte notre mode d'existence » - Louis Malterre avait balayé d'autorité ses apitoiements et son socialisme de salon.
Dès la mort de son père, le jour même de l'enterrement de celui-ci, après avoir surpris quelques réflexions en côtoyant les ouvriers qui suivaient le cortège, elle s'était sentie à nouveau reprise par son idéal de justice sociale. « Si Jean-Louis n'était pas là je ferais à l'usine l'association capital-travail. Ce serait une expérience et un exemple. J'assurerais ainsi le bonheur de milliers d'êtres qui jusque-là n'ont fait que gagner le coûteux confort dans lequel je vis, en plus de leur pain ».
Dès lors elle remit sa jupe à plis et ses chaussures plates. Son deuil s'accommodait d'ailleurs de cette tenue. Elle renoua des relations avec des camarades devenus professeurs de lycée. Elle se mêla aux syndicalistes et aux assistantes sociales de la ville. Un jour, elle signa un manifeste et le bruit courut dans les salons que la fille Malterre était devenue communiste.
Mais Agnès voulait aller plus loin. Elle sentait confusément qu'il fallait agir très vite, pendant l'absence de son frère, afin de le mettre à son retour devant une situation telle qu'il serait obligé d'entendre ses conseils et peut-être d'accepter sa médiation.
Il arriva qu'on lui offrît le poste de conseiller juridique des syndicats. Elle accepta et put ainsi augmenter son influence. Si les militants de base
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