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Une tombe en Toscane

Une tombe en Toscane

Titel: Une tombe en Toscane Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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se méfiaient de cette grande fille blonde, autoritaire, qui adoptait leurs expressions et paraissait s'intéresser à leurs problèmes, parce qu'elle restait tout de même une fille de patron, les dirigeants l'entouraient, la traitaient en camarade, sachant tout le profit qu'ils pourraient tirer, non de ses conseils, mais des mœurs qu'elle révélait inconsciemment en pratiquant l'autocritique.
     
    Elle aurait voulu qu'une grève éclatât pour montrer qu'elle avait sauté la barrière des conventions et prouver sa foi nouvelle, mais le retour de Jean-Louis approchait sans que le mécontentement chronique des ouvriers de la ville se traduise autrement que par des réunions de dirigeants où, prudemment, on différait toute action.
     
    L'homme qu'elle préférait était un forgeur des aciéries, délégué cégétiste, sorte de géant aux mains calleuses, au visage dur, cuit par les feux de la forge qui laissaient dans les rides, aux coins des yeux, la trace de l'haleine charbonneuse de la souf flerie. Il symbolisait, pour Agnès, l'ouvrier puissant et misérable, un personnage de Zola. Quand il parlait au comité, il ne trouvait jamais les mots qu'il fallait ; Agnès les lui soufflait et lui, de sa voix rauque, répétait ses phrases comme celles de l'évangile ouvrier. Un jour qu'il devait se rendre à un congrès, elle lui écrivit son allocution, en s'identifiant, elle la fille de bourgeois, au manœuvre exploité par les marchands de canons. Grâce à la rhétorique d'Agnès, le forgeur Félicien Barrot obtint un joli succès. À son retour, il négligea de la remercier.
     
    Elle en fut un peu déçue, mais elle en vint très vite à la conclusion que sa déception était due à ses habitudes bourgeoises, que Félicien n'avait pas à remercier pour une aide toute naturelle, que chez les simples la sincérité remplace la politesse..., qu'un combattant ne remercie pas un autre combattant qui lui a prêté une arme, surtout si ce dernier n'est pas en première ligne.
     
    Camille, trop absorbée par la découverte qu'elle poursuivait d'elle-même, ne se souciait pas des activités de sa fille. L'une comme l'autre, chacune à sa manière, s'essayait à découvrir sa personnalité longtemps tenue en esclavage par Louis Malterre.
     
    Cependant Agnès devait, à la suite d'un incident fortuit qui eut lieu la veille du retour de son frère, rentrer définitivement dans les usages de la tribu.
     
    Ce soir-là, le comité local des syndicats avait longuement discuté des modifications à proposer pour les conventions collectives. La réunion s'était prolongée au-delà de minuit et Félicien Barrot, qui allait enfourcher sa bicyclette, proposa à Agnès de la raccompagner. Elle accepta, espérant en cours de route convaincre le forgeur qu'il se range à ses vues, que les autres délégués trouvaient trop exigeantes et indiscutables avec les patrons.
     
    En marchant vers les Cèdres, au long des rues de la ville, Félicien Barrot qui tenait son vélo d'une seule main, s'était contenté d'écouter. Les mots qu'employait Agnès le séduisaient, même s'il en ignorait le sens. Quelquefois, il demandait une explication et s'efforçait de retenir un argument mais il était sous le charme des sons distingués prononcés par cette voix aux intonations chaudes et vibrantes, qui donnait de l'éclat aux mots comme les coups de son marteau faisaient jaillir des étoiles de feu de l'acier chauffé à blanc.
     
    Quand ils atteignirent la route de Saint-Paul qui conduit au quartier résidentiel, où au milieu d'autres propriétés se dressaient les Cèdres, Félicien prit le bras d'Agnès qui sursauta sous le poids de cette main lourde et maladroite. Elle imagina ce qu'aurait pu être la rencontre avec son père, ainsi en pleine nuit, avec un ouvrier des forges tenant familièrement son bras d'une main et sa bicyclette de l'autre. Elle eut un sourire orgueilleux ; celui des esclaves affranchis quand ils pensent à leurs anciens maîtres. Félicien, dans le rayon vague d'un lampadaire, prit ce sourire pour lui et pensa à ce que lui avaient dit les copains. « C'est une fille qui veut un gars solide pour lui faire l'amour, tu lui plais, tu ne devrais pas hésiter... »
     
    Il n'hésita pas. Très vite sa main lâcha le coude d'Agnès et son bras largement déployé entoura la taille de la jeune fille qui fit un pas de côté pour se dégager. Sans desserrer son étreinte, Félicien réussit à l'attirer contre lui, dans la

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