Une veuve romaine
tu as connu un homme du nom de Grittius Fronto.
— J’ai connu Fronto, répondit-elle en remettant son serpent en place.
Elle tapota le banc à côté d’elle. Comme elle n’avait pas l’air inamical (et que le serpent paraissait s’être endormi), je risquai la rencontre rapprochée.
— J’ai parlé au commis du préteur qui a mené l’enquête sur la mort de Fronto. Est-ce que Lusius t’a interrogée ?
— Qui pourrait avoir confiance dans ce que raconte une femelle qui fait des trucs bizarres avec un serpent ?
— Ils auraient dû te faire confiance !
Le moment paraissait opportun de me montrer galant.
Elle hocha la tête. Il était clair qu’elle était déprimée.
— Il y a des hommes que le danger attire. Au moment où Fronto est mort, ma dernière catastrophe sentimentale était un équilibriste si myope qu’il n’arrivait même pas à voir ses couilles !
Je m’efforçai de prendre l’air le plus compatissant qui soit.
— Est-ce qu’il n’y a pas eu un équilibriste blessé dans le même accident ?
— Il n’aurait plus jamais été le même, mais je l’ai soigné jusqu’au bout.
— Tu es toujours avec lui ?
— Non ! Il a fini par s’enrhumer et il en est mort. Les hommes sont de tels salauds !
Le serpent se déroula soudainement, et parut s’intéresser à mon visage d’une façon excessive. Je parvins à rester immobile. Thalia l’enroula de nouveau autour de son cou (deux tours) et lui coinça la tête et la queue sous son ample menton. Je me sentais trop faible pour parler. Heureusement, elle continua son récit sans avoir besoin d’être encouragée.
— Fronto dirigeait une affaire d’importation. Depuis des années. Par certains côtés, il se débrouillait bien, mais c’était son neveu qui se tapait le plus gros du boulot. C’est lui qui devait trouver les animaux, en Afrique ou en Inde, et les expédier à Rome. La meilleure époque pour les combats de bêtes sauvages dans l’arène, c’était sous Néron. Mais même dans les périodes troublées, il avait d’autres moyens de faire rentrer de l’argent – mon numéro, par exemple. Et puis, il y a aussi des gens riches prêts à payer n’importe quoi pour pouvoir exhiber des animaux rares dans leurs propriétés.
J’acquiesçai d’un hochement de tête. Rome avait fait de son mieux pour éliminer les espèces dangereuses de ses provinces les plus reculées : les tigres de l’Inde et du Caucase ; des hordes entières d’éléphants destructeurs balayés de Mauritanie ; des serpents aussi, je suppose.
— Que veux-tu savoir ? demanda soudain Thalia, d’un air presque timide.
— Tout ce qui a un rapport avec cet accident. Dis-moi, connaissais-tu la femme de Fronto ?
— Non. Je n’ai jamais voulu la rencontrer. Je savais que c’était une fille à problèmes. Facile de comprendre que Fronto pensait la même chose d’elle. Il la gardait en dehors de tout. Sais-tu qu’il ne lui avait même jamais parlé de son neveu ?
— C’est en effet ce que j’ai cru comprendre. Alors que s’est-il passé ? On m’a dit que Fronto et l’équilibriste se sont fait coincer contre un appareil pour soulever les cages.
— Ça, pour commencer, c’est un mensonge ! s’exclama Thalia d’une voix triste.
— Tu en es sûre ?
— Ça s’est passé dans le cirque de Néron.
Je compris soudain ce qu’elle voulait dire. À la différence d’un amphithéâtre, le cirque de Néron était plat.
— Aucune structure en l’air, rien en sous-sol. Donc, pas besoin de soulever les cages.
Thalia hocha la tête – ce qui n’était pas une bonne idée, vu que cela dérangea le serpent. À chacun de ses mouvements, cette créature dressait la tête et m’inspectait pour voir si j’étais bien rasé ou si je n’avais pas de pou.
— Alors, est-ce qu’un édile à la manque a fait un rapport de l’accident sans s’être rendu sur les lieux ?
— Ça m’en a tout l’air.
Enfin une bonne nouvelle : la perspective de découvrir des preuves.
— Et toi, tu y étais ? (Elle acquiesça, et son étrange animal se déroula une fois de plus.) Que s’est-il passé exactement ?
— C’est arrivé à l’intérieur des portes de départ. Fronto avait fourni des animaux pour l’entracte du matin, avant la course de chars. Une parodie de chasse. Tu vois ce que je veux dire. Des archers à cheval qui se précipitent sur n’importe quoi de rayé ou de moucheté se
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