Une veuve romaine
frère que brandissait déjà Petronius. Tandis que nous nous efforcions de retirer délicatement le filet, la chaleur du turbot se transféra au plat improvisé avec une étonnante rapidité, lui brûlant les bras. Devant ses protestations, nous lui déclarâmes qu’il s’agissait d’une épreuve de courage.
— Et fais attention à ne pas t’embrocher avec la pointe !
— Par Jupiter ! Marcus, je ne vais tout de même pas tenir ce truc toute la soirée ? Et comment veux-tu que je le pose, avec cette pointe ?
Gaius Baebius, mon beau-frère, chef de service aux douanes, fit un pas en avant. Gaius Baebius (qui tenait essentiellement à ce que ses deux prénoms fussent toujours mentionnés) balança sans mot dire un chaudron de cuivre sur la table, permettant ainsi à Petro de se débarrasser de son fardeau. La pointe se trouvait à l’intérieur du récipient, et le tout paraissait suffisamment stable. La solution de Gaius Baebius offrait même une certaine élégance.
Le connaissant, je suis sûr que mon beau-frère mijotait ce coup d’éclat depuis son arrivée. Pitoyable !
— Oh ! bravo, Marcus ! s’écria Helena, laissant presque de l’affection percer dans sa voix.
Il faut dire que le turbot en jetait plein la vue.
Avec autant d’invités, je connaissais les problèmes habituels : pas assez de plats et pas assez de sièges. Titus prétendit qu’il ne voyait aucun inconvénient à s’asseoir par terre pour manger son dîner sur des feuilles de salade. Mais, avec ma mère présente, nous étions obligés de faire preuve d’un minimum de tenue. Tandis que maman se mettait en devoir de découper le poisson, j’envoyai Maïa (qui perdait toujours ses inhibitions après avoir bu du vin l’estomac vide) frapper chez les voisins pour emprunter bols et tabourets.
— Presque tous les appartements sont vides, Marcus, dit-elle en revenant. Ton immeuble m’a tout l’air destiné aux fantômes ! C’est une vieille femme au-dessus de chez toi qui m’a prêté ça. Tu vois qui je veux dire ?
Je voyais !
Bizarrement, il me revint alors en mémoire ce que ces pédants d’Hortensius avaient servi lors du banquet organisé en l’honneur de Priscillus. J’aurais pu établir mon propre menu comme suit :
SOUPER DE POISSON DANS LA DEMEURE DE DIDIUS FALCO
Salade
Le turbot
Encore de la salade
Fruits
Frugal, peut-être, mais sans additif de poison, j’en aurais donné ma main à couper !
Nous avions un vin excellent, apporté par Petronius. J’avoue ne pas avoir vraiment prêté attention quand il m’a précisé ce que c’était. Et peut-être, dans l’euphorie ambiante, en exagérai-je la qualité. Les frères de ma mère étant tous maraîchers, quand on faisait une salade dans la famille, il ne s’agissait pas d’un œuf dur débité en tranches et mélangé à quelques feuilles d’endives. Même mes trois sœurs non invitées avaient envoyé leur contribution – uniquement pour que je me sente coupable, bien sûr. Pour agrémenter la verdure habituelle, nous avions un grand plateau de fromages blancs, des saucisses froides, et tout un bac d’huîtres à gober. La nourriture sortait par les portes – littéralement, parce que Julia eut à cœur (plusieurs fois) d’apporter de quoi manger aux prétoriens de notre invité d’honneur.
Tout le monde m’assura que le turbot était délicieux. En tant qu’hôte cuisinier, j’étais bien trop occupé à me faire du souci pour avoir le temps d’y goûter moi-même. Cependant, la sauce au cumin ne devait pas être si mal réussie, car quand je fus enfin prêt à me servir, le pot avait été récuré jusqu’à la dernière goutte. Et je n’eus d’autre choix que de m’asseoir dans le couloir avec mon assiette. Il y avait tellement de bruit, que j’en avais attrapé un pénible mal de tête. Heureusement, personne ne se donnait la peine d’adresser la parole à un marmiton fatigué. J’apercevais ma mère en conversation avec Petronius et sa femme. J’étais certain qu’elle leur parlait de leur progéniture. Mes chers beaux-frères se contentaient de manger et de boire, en pétant discrètement de temps à autre. Maïa avait le hoquet, ce qui n’était pas vraiment surprenant. Junia prenait grand soin de notre César, ce qu’il tolérait avec bonne grâce – même s’il paraissait évident qu’Helena Justina éveillait davantage son intérêt.
Les yeux sombres de cette dernière
Weitere Kostenlose Bücher