Victoria
les cris de la foule ne laissent aucun doute quant au sentiment populaire : « À bas le papisme ! »
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Le 1 er mai 1851, des foules désordonnées confluent vers Hyde Park, plus massivement encore qu’au cours des semaines précédentes. Des couples viennent à pied, accompagnés de leurs enfants. Cavaliers en habit ou en uniforme et dames en amazone arrivent au pas. Des particuliers en famille descendent de lourdes voitures. Des calèches légères, des phaétons d’osier, des femmes sous leurs ombrelles en charrette à bras poussée par un groom en livrée, se mêlent à la cohue.
Les premiers rayons du soleil illuminent par intermittence les trois cent mille panneaux de verre de Crystal Palace, encore ruisselants de l’averse matinale, où se réfléchissent les nuages du ciel changeant. L’étonnant édifice à trois degrés déploie ses ailes sur cinq cent soixante-quatre mètres, de part et d’autre d’un transept de cent mètres de long, surmonté d’un dôme en tunnel où flottent les drapeaux de toutes les nations. La hauteur sous voûte de trente-trois mètres rivalise avec celle de Notre-Dame de Paris.
La reine et le prince se sont rendus à plusieurs reprises sur le chantier de construction, créant ainsi des attractions qui ont épisodiquement ralenti les travaux. Les critiques, un instant submergées par l’enthousiasme populaire qu’ont suscité les plans de Paxton, n’ont pas manqué de resurgir. Les frondeurs sont à n’en pas douter toujours les mêmes : les tories protectionnistes détestent viscéralement cette foire libérale. Cette vitrine de l’industrie répugne aux aristocrates conservateurs, que Victoria surnomme ironiquement « les élégants ». On a prédit que cette folie, aussi fragile que démesurée, volerait en éclats au premier orage. Un tel rassemblement de foules hétérogènes dans un lieu clos allait nécessairement propager la contagion comme en un bouillon de culture et déclencher des épidémies.
Le seul souci quelque peu préoccupant est en réalité le nombre extravagant des moineaux, leurs piaillements renforcés par l’écho, qui salissent tout de leurs fientes et se cognent dangereusement aux vitres. Le duc de Wellington propose une brillante solution militaire à ce fléau. Les éperviers introduits sur son conseil rétablissent l’ordre et l’harmonie des lois de la nature.
À 11 h 30, une éclaircie vient opportunément soutenir la légende du « temps de la reine ». Victoria approche, dans une procession de neuf carrosses. Dans le sien se trouvent Albert, Vicky et Bertie en costume des Highlands. Ils remontent l’avenue de Rotten Row.
« Le parc présentait un spectacle merveilleux, les foules étaient parcourues de courants : les carrosses et les troupes qui défilaient, tout à fait comme le jour du couronnement et, pour moi, la même anxiété. »
Hormis les hommes qui défilent en tenue d’apparat, aucun service d’ordre militaire ou policier n’est visible. Les jours précédents, l’inquiétude est allée grandissant : on a craint que ce ne soit l’occasion de quelque nouvel attentat contre Victoria. Le Times a balayé ces appréhensions par une protestation solennelle : « La reine d’Angleterre est le plus en sécurité là où les Anglais sont réunis en plus grand nombre. »
Victoria et Albert, accompagnés du prince de Galles et de la princesse royale, entrent dans le transept. Les orgues jouent la marche d’ Athalie de Mendelssohn, mais les acclamations de la foule sont si assourdissantes qu’elles couvrent la musique.
Le lumineux intérieur de cette cathédrale de l’industrie produit un effet féerique. Une dense multitude a envahi le parterre et les galeries. Des lustres rouge vermillon, comme les tentures et le tapis qui recouvre le plancher de pin, ajoutent à la lumière du jour qui pénètre librement les parois vitrées. La filiforme ossature d’acier est peinte en bleu, blanc et rouge, aux couleurs du drapeau national. Un vaste dais octogonal bleu cobalt est suspendu au-dessus d’une estrade centrale, où Victoria prononce, debout, son discours inaugural. En face d’elle se dresse une impressionnante fontaine de cristal. Derrière, une autre est ornée d’effigies en porcelaine colorée.
Parmi les personnalités qui tour à tour viennent s’incliner devant la reine apparaît un exubérant Chinois en costume de soie. Il se prosterne si bas que sa toque reste au sol, découvrant de
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