Victoria
son oncle et sa tante qui la tient par la taille, dans la calèche qui repart pour une promenade au galop. Elle a tout juste le temps d’apercevoir le visage blême de sa mère. Ce n’est pas d’un accident de voiture que celle-ci elle a peur : Mme de Kent est morte d’inquiétude, depuis la veille, car elle s’imagine que le roi George pourrait vouloir enlever sa fille pour l’éduquer à sa façon.
Deux barges flottent sur les eaux du lac. Sur l’une des musiciens jouent, sur l’autre maintenant le roi pêche à la ligne avec ses invités. Sa Majesté semble porter un vif intérêt à Feodora de Leiningen qui, à 18 ans, est une princesse des plus séduisantes. Mme de Kent est au comble de l’angoisse.
Le soir, à la Royal Lodge, un orchestre se produit sous des lanternes chinoises multicolores. Des danseurs tyroliens donnent un spectacle fort apprécié. Quand la musique s’arrête, comme on paraît attendre une suite, le roi se tourne vers sa nièce Victoria.
« Que voudriez-vous que les musiciens jouent maintenant ?
— Oh ! oncle roi, je voudrais qu’ils jouent God Save the King . »
Des voix de femmes expriment une approbation attendrie. Tandis que les solennelles mesures résonnent, dans l’esprit de Victoria les fastes de ces journées de cour se mêlent à l’image de ruines romaines, aperçues de loin sur les rives de Virginia Waters. Quand enfin le silence revient, elle prend congé comme on lui a dit de le faire.
« Je suis venue vous dire adieu, sire, mais comme je sais que vous n’aimez pas les discours, je ne vous ennuierai pas en essayant d’en faire un.
— Dites-moi, lui demande le roi, qu’avez-vous aimé le mieux pendant votre visite ?
— La promenade en voiture avec vous. »
4
Avec Miss Lehzen, Victoria passe de longues heures à tailler et coudre des vêtements pour ses poupées. Ce sont des poupées hollandaises en bois peint, d’une vingtaine de centimètres. Elles ont des têtes sphériques avec de petits nez pointus et des membres articulés. Il y en a plus de cent, rangées dans un grand coffre. Chacune a un nom. Voici Zoë Beaupré en reine Elizabeth, voilà Amy Brocard en comtesse de Leicester. Victoria leur apprend les bonnes manières. Elle leur fait des robes, imitant celles des actrices qu’elle a vues au théâtre, des cantatrices qu’elle entend à l’Opéra.
Victoria ne sort pas très souvent et vit presque recluse au palais de Kensington. C’est que le naturel inquiet de Mme de Kent est aggravé, cultivé même par John Conroy, qui la persuade de l’inimitié de la cour. Il persiste à insinuer que le duc de Cumberland complote certainement pour attenter aux jours de la princesse. Des serviteurs à sa solde pourraient bien empoisonner sa nourriture. C’est sous haute surveillance que Victoria déguste son pain trempé de lait dans une unique assiette creuse en argent.
L’anxiété s’est accrue avec le décès, quelques jours avant le huitième anniversaire de Victoria, de son bon oncle Frederick, duc d’York. Le seul héritier apparent qui la sépare encore de la couronne est le duc William de Clarence, âgé de plus de 60 ans, dont il est assez improbable qu’il parvienne à assurer sa descendance.
Les récentes journées passées à Windsor ont tellement perturbé la duchesse de Kent qu’elle décline désormais toute nouvelle invitation à la cour pour elle-même et pour ses filles. Tout le monde n’a-t-il pas remarqué, à cette occasion-là, l’intérêt pour le moins étrange que le roi portait à Feodora ? Se peut-il qu’il envisage d’épouser la princesse de Leiningen ? Il ne s’imagine tout de même pas en faire une de ses maîtresses !
Quoi qu’il en soit, Conroy presse Mme de Kent de marier sa grande fille au plus vite. Une correspondance matrimoniale est rondement menée. En février 1828, Feodora épouse le prince Ernest de Hohenlohe-Langenbourg. Ce n’est pas du tout un mariage d’amour, mais Feodora n’est pas fâchée d’échapper ainsi à Kensington, où l’atmosphère est devenue oppressante jusqu’aux limites du supportable.
Victoria, demoiselle d’honneur en robe de dentelle blanche aux noces de sa demi-sœur, voit sa chère Fidi partir pour l’Allemagne avec beaucoup d’anxiété. Elle se retrouve maintenant bien seule, sous la coupe de sa mère effarée et de son ambitieux intendant.
À partir de ce moment-là, en effet, la formation de Victoria devient une affaire très
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