Victoria
Voici qu’il entre définitivement dans l’Histoire, au moment où un autre Napoléon s’élève en Europe.
« Bientôt, nous serons tristement seuls. Aberdeen est presque le seul ami personnel de cet ordre qu’il nous reste. Melbourne, Peel, Liverpool et maintenant le Duc : tous partis ! »
Le duc de Wellington, Lord Warden des Cinque Ports, est mort à l’un de ses postes, au fort de Walmer, dont les canons sont pointés vers Dunkerque et Calais depuis le temps de Henry VIII. Son corps y est préservé dans la glace, pendant que le pays en deuil se prépare à lui faire des funérailles nationales.
Le 11 octobre, tandis que le soleil d’automne disperse enfin les brumes matinales, Victoria et Albert, suivis de leurs gens, gravissent les pentes du Craig Gowan. Selon la tradition, ils vont dresser un cairn pour affirmer leur entrée en possession des lieux.
« J’ai donc posé la première pierre, après quoi Albert en a posé une, puis chacun des enfants par ordre d’âge. » Ce fut ensuite le tour des dames, des gentlemen, des serviteurs et des fermiers, de leurs épouses et de leurs enfants. Les Highlanders jouent de la cornemuse, dansent le branle, et versent force rasades de whisky à tout le monde.
« J’étais au bord des larmes. La vue sur les chères collines était si admirable, le jour si beau, et tout cela tellement gemütlich . Que Dieu bénisse ce lieu et nous permette de le voir encore et de l’apprécier pendant de longues années ! »
Enfin, le prince Albert, en costume des Highlands, grimpe tout en haut du cairn, pour poser la pierre sommitale.
« Nis ! Nis ! Nis ! Hurrah ! »
Le 18 novembre 1852, à 7 h 45, sous un ciel bas et lourd, les canons de Hyde Park tonnent lentement, tour à tour, pendant de longues minutes. Il pleut à verse sur Londres, ses boutiques closes, ses rues ornées de draperies noires que le vent secoue de ses incessantes rafales. Une multitude silencieuse et endeuillée fige la ville, couvrant les toits et les balcons, s’agglutinant en grappes ruisselantes à toutes les hauteurs.
Une semaine auparavant, le corps de Wellington a été convoyé sous escorte du château de Walmer à l’hospice de Chelsea pour les anciens combattants. Le premier jour, réservé aux visites privées, Victoria et Albert sont venus se recueillir sur sa dépouille, suivis des membres de la famille. Le lendemain vint le tour de la noblesse, et dix-huit mille visiteurs ont défilé devant son cercueil.
Le jour suivant, ce fut une terrible confusion. Cinquante mille personnes ont afflué, débordant les forces de l’ordre, créant une gigantesque bousculade. On tenait les enfants à bout de bras au-dessus de la cohue. Des femmes et des hommes, perdant connaissance, tombaient, piétinés par la foule, et trois d’entre eux périrent étouffés. Autour de l’hôpital de Chelsea montait une noire marée humaine, d’où l’on pouvait voir de loin s’élever un vaste nuage de fumée, exhalée par les corps amassés détrempés de pluie froide.
Les canons de Hyde Park tonnent. Quand enfin ils se taisent, ils paraissent pourtant retentir encore, dans l’averse qui crépite et le vent qui ronfle. Le bourdon de Saint-Paul sonne son lancinant tocsin.
Wellington était le grand guerrier qui avait terrassé le maître de l’Europe. Il avait conquis le cœur de la nation par une humilité sans égale. Jamais il n’avait semblé être seulement conscient des regards admiratifs qui convergeaient vers lui. Sa grandeur d’âme se mesurait à l’aune de la compassion qu’il avait pour le plus modeste de ses soldats.
De l’avis général, sa supériorité militaire consistait dans sa connaissance détaillée de tous les mécanismes de la guerre, jusque dans les moindres détails, tandis que Napoléon se concentrait sur le plan des opérations à grande échelle. Pas un de ses subordonnés, officiers ou hommes du rang, n’aurait pu remplir sa mission mieux que le Duc.
Le bourdon de Saint-Paul sonne le tocsin dans le lourd silence de Londres.
Victoria, à qui le protocole interdit d’assister aux funérailles, se tient au balcon de Buckingham Palace. Elle voit passer les six bataillons d’infanterie, les brigades des fusiliers et des gardes, marchant à pas lent, armes en berne. Chaque régiment suit sa musique, jouant en boucle la marche funèbre du Saül de Haendel. L’interminable roulement des tambours voilés qui précède les premiers accords
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