Victoria
lui serre la gorge d’une irrésistible tristesse. Elle laisse les larmes couler sur ses joues. Victoria ne sait que depuis quelques jours qu’elle attend un huitième enfant. La mélancolie monte en elle comme une fontaine sombre.
« Je ne puis dire quelle impression profonde et wehmütige cela fit sur moi. »
Une plainte lugubre s’élève de la foule en pleurs, qui se découvre au passage du gigantesque char funéraire où repose le cercueil, recouvert d’un linceul en drap d’argent. C’est le prince Albert qui a dessiné ce chariot compliqué de huit mètres sur trois, et de cinq de haut. Des lions et des dauphins saillent aux essieux. De part et d’autre, des listes des victoires du héros, gravées dans le bronze, sont hérissées d’épées et de boucliers couronnés de lauriers. Le spectacle du destrier favori de Wellington, que son vieux valet mène par la bride derrière le cercueil de son maître, relance l’émotion démonstrative des spectateurs.
Une douzaine de chevaux éléphantesques, caparaçonnés et empanachés de noir, peinent à tirer les onze tonnes de ce mastodonte. Arrivé à Waterloo Place, devant la colonne du duc d’York, ce char de Jagannâtha s’embourbe dans la chaussée inondée par la pluie et penche dangereusement.
À Temple Bar, le maire et la Corporation accueillent la dépouille du maréchal dans la City. Enfin, le cortège funèbre entre dans la cathédrale Saint-Paul à la nef entièrement drapée de noir. Des becs de gaz illuminent les blanches ogives du grand temple protestant où résonne le nunc dimittis .
Tandis que le cercueil du héros descend à tout jamais dans la crypte avec une infinie lenteur, le prince Albert tremble visiblement de chagrin. L’administrateur de la maison du Duc brise son bâton de maréchal, que le roi d’armes de l’ordre de la Jarretière dépose dans la tombe.
Le 2 décembre 1852, date anniversaire de la bataille d’Austerlitz, du sacre de Napoléon I er et de son propre coup d’État, Louis-Napoléon Bonaparte devient Napoléon III.
Deux jours plus tard, Victoria lui envoie un protocole secret, signé la veille au Foreign Office par la Grande-Bretagne, l’Autriche, la Prusse et la Russie, reconnaissant la légitimité du nouvel empereur des Français. Ce document est accompagné d’une lettre personnelle : « Sire, Mon Frère… »
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L’empereur Napoléon III souhaite affermir sa position parmi les monarques européens par un mariage. Miss Harriet Howard, qui fut un temps sa maîtresse et finança en partie ses ambitions, est mise de côté. Alors qu’il n’était encore que le prince-président, il a en vain renouvelé sa demande auprès de sa cousine la princesse Mathilde, dont le père, Jérôme Bonaparte, avait rompu ses fiançailles avec lui au lendemain de son échec strasbourgeois de 1836. Il n’a pas eu plus de succès avec la princesse Carole de Vasa de Suède, petite-fille de Stéphanie de Beauharnais. Voici qu’il se tourne vers la jeune princesse Adélaïde, fille du prince de Hohenlohe-Langenbourg et de Feodora de Leiningen, qui est la demi-sœur de Victoria.
En ce mois de décembre 1852, la princesse Adélaïde se trouve résider à la cour d’Angleterre. Par l’intermédiaire de son ambassadeur, le comte Walewski, et de son ami personnel, Lord Malmesbury, membre du Conseil privé, l’empereur paraît discrètement solliciter l’entremise de Victoria. Personnellement tout à fait irritée par cette suggestion, la reine refuse de s’entremettre. « Ma conscience m’interdit de formuler une opinion personnelle et de prendre aucune part à cela, directement ou indirectement. Les seules personnes à qui il convient de s’adresser sont les parents de la princesse et la princesse elle-même. »
Il n’en reste pas moins que cette proposition lui déplaît. L’empereur a 55 ans, Adélaïde n’en a que 17, et c’est une princesse protestante. Victoria redoute que sa nièce ne sache pas résister à la tentation d’un parti aussi prestigieux. Feodora partage la même crainte : « Oh ! si seulement nous pouvions dire non tout de suite. Je tremble à l’idée de remettre une enfant entre de telles mains, et la pauvre Ada est tellement une enfant . Que va-t-il advenir d’elle ? »
Pourtant, Adélaïde n’est pas si naïve. Elle refuse cet éblouissant mariage, arguant qu’elle ne pense avoir « ni la force de caractère, ni l’intelligence, ni même l’ambition
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