Victoria
déjà nuit quand ils remontent lentement les Champs-Élysées. Le peuple de Paris, un peu déçu de ne pas mieux voir la reine d’Angleterre, lui fait néanmoins un accueil enthousiaste. Victoria le décrira pour son oncle Léopold comme un triomphe au moins égal à celui que les Français réservaient à Napoléon au retour de ses victoires.
« Notre entrée dans Paris fut une scène tout à fait feenhaft (féerique), et telle qu’on n’en peut voir nulle part ailleurs : tout à fait époustouflant, splendidement décoré, illuminé, la foule innombrable. »
De l’autre côté du bois de Boulogne, au pont de Saint-Cloud, se dresse un arc de triomphe en toile peinte, éclairé au gaz, affichant en lettres de feu « À la reine VICTORIA , au prince ALBERT ». Au terme d’un périple de deux heures, ponctué de cent un coups de canon, ils entrent au château de Saint-Cloud. L’impératrice les y attend avec la princesse Mathilde. Les appartements de la reine se trouvent dans une aile qui fut occupée par Marie-Antoinette avant la Révolution. Eugénie a veillé personnellement à aménager l’intérieur dans le style de Windsor, en y accrochant des tableaux empruntés au musée du Louvre pour l’occasion.
Le lendemain est consacré à la visite du pavillon des Beaux-Arts de l’Exposition universelle, organisée à Paris en cette année 1855 pour répondre à la Grande Exposition de Londres de 1851. Victoria n’est pas particulièrement impressionnée par les œuvres des peintres célèbres du moment, Ingres et Delacroix. Elle préfère les toiles d’Horace Vernet, dont le très romantique Mazeppa et les loups , représentant le héros ukrainien ligoté nu par une corde rouge sur un cheval emballé, évoque fabuleusement les poèmes de Byron et de Hugo. Tout le premier étage est consacré à l’un de ses artistes favoris, Franz Xaver Winterhalter, dont elle admire longuement L’Impératrice Eugénie et ses dames de compagnie . L’empereur offre au prince Albert un tableau d’Ernest Meissonnier, La Rixe .
Les mauvaises langues parisiennes, au nombre desquelles le général de Canrobert, héros chenu de l’Afrique du Nord et de la Crimée, ne perdent pas un instant pour arranger la reine d’Angleterre. Victoria, petite et ronde, fait à côté de la silhouette fine et élancée d’Eugénie une figure des plus amusantes. Quant à l’élégance de sa tenue vestimentaire, on veut bien croire qu’elle représente la mode de Londres. Défiant la canicule, elle arbore un lourd chapeau de soie surmonté de plumes de marabout. Le vert criard de sa mantille et de son ombrelle jure bizarrement avec sa robe toute blanche. Pour monter en voiture, elle relève le bas de ses jupons (sans doute encore à l’anglaise), découvrant très crûment ses minuscules pieds potelés, ficelés dans des escarpins à rubans noirs lacés en croix autour de la cheville. Elle ne se sépare jamais d’un énorme cabas, brodé d’un caniche doré, dont on se demande ce qu’elle peut bien y transporter. Son toutou, peut-être ? Probablement pas : elle se plaint justement de l’avoir oublié et l’empereur s’empresse de l’envoyer chercher outre-Manche de toute urgence. À table, on sourit de voir ses courtes mains grasses, qui disparaissent presque entièrement sous un fatras de bagues et de bracelets, au point qu’elle éprouve les plus grandes difficultés à manier ses couverts.
Pourtant, Canrobert n’est pas au bout de ses surprises. Le vieux guerrier moustachu à l’ironie ombrageuse écoute avec des yeux ronds cette petite femme à la voix cristalline évoquer la Crimée. Elle connaît tout, dans les moindres détails, des forces en présence et de leurs mouvements, du déroulement de chaque bataille et du théâtre des opérations. Bien que son tact l’en préserve, elle pourrait lui en remontrer sur la position exacte des reliefs, des tranchées et des batteries, les dates au jour près, les effectifs, les faits d’armes, les cotes, dont elle parle avec une science d’officier d’état-major. Quand il détourne la conversation vers l’histoire de France, c’est pour constater une égale expertise. Elle a étudié avec une application passionnée le caractère des grands personnages, de sorte qu’elle évoque des circonstances, des lieux et des anecdotes avec une érudition saisissante.
Après le dîner, Victoria s’isole et s’installe sous les tilleuls, où la musique des Guides joue
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