Victoria
grande revue s’éternise, peut-être dans l’espoir que Victoria renoncera à se rendre à l’hôtel des Invalides, par quelque crainte obscure qu’elle n’y trouble le repos des restes de l’illustre prisonnier de Sainte-Hélène. Tandis que le jour tombe, le ciel de Paris s’est étrangement assombri. Un crépuscule irréel inonde la ville d’un rougeoiement blafard, dans une touffeur brumeuse et moite. Elle arrive enfin sur l’esplanade, à la lueur des flambeaux tenus par les invalides qui l’attendent dans un silence grave. Nulle fanfare, nul vivat n’estompe le fracas des fers des chevaux sur le pavé. Dans le lointain résonnent comme d’erratiques grondements de canons.
Sous le dôme, au fond de la crypte, le tombeau de quartzite rouge n’est pas encore terminé. Victoria pénètre dans la chapelle Saint-Jérôme tendue de velours violet parsemé d’abeilles. C’est là que reposent provisoirement les cendres du « martyr de Sainte-Hélène », que Louis-Philippe a fait ramener en 1840 « sur les rives de la Seine, parmi ce peuple français qu’il avait tant aimé ». La musique militaire entonne comme à regret les lugubres accents du God Save the Queen , avec la lenteur extrême qui convient à une marche funèbre. Le sextuple cercueil est là, partiellement recouvert du poêle funéraire en velours noir orné de broderies d’or, portant gravé sur sa longueur un simple nom : NAPOLÉON . Au-devant sont simplement disposés le chapeau d’Eylau, l’épée d’Austerlitz, le grand cordon et la plaque de la Légion d’honneur.
Victoria se recueille longuement, la mine sévère, sans un mot, dans la pénombre silencieuse et vacillante des torches. Le visage très clair de la princesse Mathilde Bonaparte semble le masque vivant de son oncle. La reine pose la main sur l’épaule du prince de Galles et lui dit : « Agenouille-toi devant le tombeau du grand Napoléon. » Au moment où le futur roi du Royaume-Uni rend cet obéissant hommage au « plus grand ennemi » de sa nation, le flamboiement d’un éclair traverse la crypte et illumine la scène dans un rugissement de tonnerre. L’orage longtemps attendu se déchaîne sur Paris.
Avant de repartir, Victoria demande encore à faire un pèlerinage à la chapelle Notre-Dame-de-la-Compassion, qui commémore l’accident mortel du duc Ferdinand d’Orléans, fils aîné de Louis-Philippe. Elle souhaite aussi voir le château de Saint-Germain-en-Laye, où vécurent jadis Jacques II Stuart et sa cour en exil. Elle s’y rend dès le lendemain, 25 août, avec Albert, Bertie et Vicky, accompagnés du couple impérial et de la princesse Mathilde. Les citoyens de Saint-Germain ont dressé une allégorie de leur ville et un arc de triomphe où flottent ensemble les drapeaux de Grande-Bretagne, de France, de Sardaigne et de Turquie. C’est aussi ce jour-là la fête des ouvriers maçons, dont le défilé croise leur cortège. Le syndic offre à la reine et à l’empereur une brioche et un bouquet.
« Que le peuple est beau et a l’air heureux en France ! » s’écrie-t-elle.
La visite du château est décevante. Napoléon III dit n’en avoir fait que récemment l’acquisition, et les lieux sont en piteux état. Victoria renonce à visiter la chapelle et le mausolée érigé par George IV sur la tombe de Jacques II, qui ont trop longtemps été laissés à l’abandon. Seule note de gaieté, un graffiti sur un mur présente une caricature très ressemblante de l’empereur et déclenche l’hilarité des visiteurs.
En chemin, on s’arrête au rendez-vous de chasse du pavillon de la Muette, pour une présentation de la meute impériale. Quand cesse la sonnerie des cors, des jeunes filles tout de blanc vêtues veulent offrir des fleurs à la reine. L’une d’elles commence à réciter un discours préparé par monsieur le curé, mais l’émotion lui fait oublier son texte.
« Attendez que je me souvienne…, dit-elle. Ah ! Vive la reine ! Vive l’empereur ! Vive les demoiselles ! Et puis, tiens, vive tout le monde ! »
Le 29 août, de retour à Osborne House, Victoria écrit au roi des Belges une lettre dont elle compte bien qu’elle sera connue à Paris.
« Mon très cher oncle, nous voici de retour, après les dix jours les plus plaisants et les plus intéressants et triomphants que je pense avoir jamais vécus. Un succès si parfait, une réception si aimable de la part d’un peuple aussi difficile que
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