Victoria
recevoir leur décoration. Tous lui touchent la main. Certains sont émus aux larmes.
« Du plus haut prince du sang jusqu’au dernier soldat du rang, écrira-t-elle au roi des Belges, tous reçurent la même distinction pour la plus brave des conduites dans la plus sévère des actions, et la main rude de l’honnête et brave soldat vint pour la première fois au contact de celle de leur Souveraine et de leur Reine ! Nobles hommes ! Je confesse que j’ai pour eux les mêmes sentiments que s’ils étaient mes propres enfants : mon cœur bat pour eux comme pour ceux qui me sont les plus proches et les plus chers. »
Voici Sir Thomas Troubridge, doublement amputé, que l’on traîne sur une chaise de bain à trois roues. À la bataille d’Inkerman, les deux pieds arrachés par un boulet, il a refusé qu’on l’évacue pour rester à son poste de commandement jusqu’à la victoire, demandant seulement qu’on lui tienne les jambes en l’air pour réduire l’hémorragie.
« Je devrais faire de vous mon aide de camp, pour cet acte de bravoure, lui dit-elle.
— Je suis amplement récompensé. »
La reine est émue d’apprendre que ces braves n’ont pas voulu se séparer de leur médaille, serait-ce le temps qu’on y grave leur nom, de peur qu’on ne leur rende pas exactement celle qu’elle leur a remise de sa main.
« C’est un devoir que de révérer et d’aimer de pareils soldats ! »
Mrs Norton, dont la beauté favorisa si bien la carrière de son époux, n’a pas pu s’avancer jusqu’au premier rang pour voir la scène de ses yeux. Peinant à croire ce qu’on lui en rapporte, elle tente de s’informer plus avant auprès de Lord Panmure, le secrétaire d’État à la Guerre.
« La reine a-t-elle vraiment été touchée ? lui demande-t-elle.
— Juste Ciel, non ! Il y avait une rambarde en fer devant elle et personne ne pouvait la toucher.
— Je veux dire que, paraît-il, elle était toute retournée.
— Retournée ? Elle n’avait aucune raison de se retourner ! »
Le 18 juin 1855, l’anniversaire de Waterloo est marqué par un assaut conjoint des armées britanniques et françaises contre la place forte de Sébastopol. À Londres, Richard Wagner donne une série de huit concerts avec la Old Philharmonic Society. Victoria aime sa musique, mais ne lui pardonne pas ses pamphlets antisémites contre Meyerbeer et son cher Mendelssohn. Elle n’apprécie guère ses manières hautaines. Quand elle lui demande s’il voudrait bien diriger Lohengrin à Covent Garden, en lui représentant que la plupart des artistes lyriques de Londres sont allemands, il lui répond que les chanteurs allemands sont beaucoup trop gâtés en Grande-Bretagne.
En cet été 1855, la nouvelle entente avec la France, l’accession d’Alexandre II et l’intervention de la Sardaigne permettent d’espérer une victoire prochaine en Crimée. L’hiver du mécontentement populaire cède le pas à un regain de militarisme patriotique. Aux Cremone Gardens de Chelsea, sur les bords de la Tamise, on donne une grande fête militaire pour le bénéfice de Wellington College et l’éducation des orphelins d’officiers. Pour deux pence, chacun peut y admirer un « Colossal Panorama de Sébastopol » et frémir devant une reconstitution, jouée par cinq cents soldats avec trois béliers, de « La Prise du mamelon vert de Malakoff ».
Le 16 août 1855, la bataille de la Tchernaïa a vu la victoire des troupes franco-sardes du général Pélissier sur le corps d’armée russe du prince Gorchakov. Le 18 août, tandis que les alliés accentuent encore leur offensive sur Sébastopol, les gares du nord de la France sont fleuries comme des jardins où les foules se pressent au son des fanfares. Jamais un souverain britannique n’est venu à Paris depuis le temps où Jacques II, fuyant la glorieuse révolution de 1688 et abdiquant de fait, courut trouver refuge chez son cousin Louis XIV. Le train spécial qui amène Victoria de Boulogne ayant pris un interminable retard, il est plus de 7 heures du soir lorsque retentissent les canonnades du côté de la gare de l’Est, alors appelée gare de Strasbourg.
Le cortège s’ébranle dans le jour tombant, et traverse la capitale en direction de la place de la Concorde et de l’avenue de l’Impératrice (ancien nom de l’avenue Foch). Victoria porte une robe bleue et un mantelet gris, le prince Albert son uniforme de maréchal. Il fait
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