Victoria
doucement. Elle sort de son ample cabas tout un nécessaire d’aquarelle et s’emploie à capturer la scène. Elle est frappée par la luminosité de l’air de Paris, qui n’est pas comme celui de Londres alourdi et voilé par la fumée de charbon.
Plus encore que les spectacles, comme Les Demoiselles de Saint-Cyr d’Alexandre Dumas à la Comédie-Française, ou Haÿdée , l’opéra d’Auber, elle aime Paris, ses grandes avenues et la splendeur de ses palais. Avec une escorte de cent cuirassiers, elle se promène dans la capitale au côté de l’empereur qui conduit lui-même le phaéton, tandis qu’Albert et les enfants les suivent dans une autre voiture. Ils parcourent les immenses boulevards rectilignes que le préfet Haussmann y a taillés, et le bois de Boulogne qu’il vient d’aménager dans le goût des jardins anglais. Ne se lassant pas d’admirer la beauté des militaires en uniforme, elle est particulièrement fascinée par la farouche apparence des zouaves barbus de l’armée d’Afrique à la tenue compliquée, leur turban ou leur chéchia au gland coloré, leur veste ajustée sans boutons, leur pantalon très bouffant sur des jambières et des guêtres.
Pour mettre à profit cet instant de détente, et saisir l’occasion de parler à Napoléon III à l’écart des oreilles indiscrètes, Victoria tente de plaider la cause de la famille d’Orléans.
« Ce sont mes amis, dit-elle, et mes parents que je ne peux pas abandonner dans l’adversité, mais qui sont très discrets et avec lesquels je ne parle jamais de politique.
— Je comprends fort bien, répond l’empereur, et je sais combien Votre Majesté réprouve la confiscation des biens de cette famille, envers laquelle je n’ai aucune animosité personnelle. Toutefois, j’ai de bonnes raisons de penser que leurs agents travaillent à saper mon autorité. Il serait donc bien mal avisé de les laisser en possession de moyens aussi importants, qu’ils pourraient utiliser contre le gouvernement.
— Votre Majesté est sans aucun doute fort bien informée. Néanmoins, je ne peux me résoudre à croire qu’ils soient en communication avec vos ennemis. Ma tante Louise pensait, comme moi, que le sort ne cesse de s’acharner sur cette infortunée famille, depuis la dramatique disparition du duc d’Orléans en 1793. »
À Versailles, dont le château est désormais rénové, Victoria se souvient de la passion de sa jeunesse pour le Grand Roi. Elle est un peu déçue par les jardins de Lenôtre, qui lui paraissent démodés. Eugénie la guide au Trianon et dans le hameau restauré de Marie-Antoinette, à qui elle voue un véritable culte. À la Conciergerie, elle lui a fait visiter la cellule où l’Autrichienne fut emprisonnée avant son procès. Au Grand Trianon, l’empereur lui montre la chambre que Louis-Philippe avait préparée en prévision de la visite qu’il espérait qu’elle lui rendrait un jour à Paris. Voici encore la chaise à porteurs de Mme de Maintenon, auprès de laquelle marchait Louis XIV…
Le soir, après le dîner, un bal est donné dans la galerie des Glaces. Les invités sont présentés à Victoria, au nombre desquels Otto von Bismarck, alors ministre de Prusse à la diète de Francfort. Cet être corpulent, dont la dureté des traits est accentuée par une imposante moustache, lui inspire fort peu de sympathie. Elle s’efforce de n’en rien laisser paraître, mais elle ne peut s’empêcher de le trouver très « russe ». Il représente à ses yeux l’épitomé de ces Prussiens arrogants et calculateurs, qui ont refusé de rejoindre les alliés dans la guerre. La tenue militaire toute blanche de Bismarck tranche avec l’uniforme noir d’Albert, et semble symboliser la différence physique et morale entre ces deux hommes que tout oppose. Tous deux appellent de leurs vœux l’unité de l’Allemagne, mais l’obstination de ce hobereau absolutiste à vouloir y parvenir « par le fer et par le sang » répugne au prince libéral. Ils conversent un instant en allemand avec une froideur réciproque imparfaitement dissimulée.
Voici l’empereur, qui invite la reine à ouvrir le bal. Tous deux de taille modeste, ils forment ensemble un couple harmonieux.
« Comme nous nous connaissons maintenant, lui dit-il, nous pouvons aller nous voir à Windsor et à Fontainebleau sans grande cérémonie, n’est-ce pas ?
— Naturellement. L’amitié entre nos deux familles est un précieux gage
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