Victoria
faits depuis quelques années déjà.
Le lendemain, 26 juin, un grand amphithéâtre de douze mille places est dressé dans Hyde Park. Un corps d’élite de quatre mille hommes attend sur le pré. Au centre de la scène, sur une simple table, luisent les décorations aux rubans rouge et bleu. Sur les champs de bataille de Crimée, le spectacle de soldats français arborant l’insigne de la Légion d’honneur a fait naître le désir de créer quelque chose de similaire en Grande-Bretagne. Comme toute innovation, celle-ci a fait l’objet d’âpres discussions. Cette distinction militaire n’est pas un ordre. Victoria n’a pas voulu que la médaille porte la mention « pour les braves », qui aurait pu paraître offensante pour ceux qui ne l’auront pas encore reçue : elle préfère « pour la bravoure ». Il s’agit d’une simple croix de Malte, frappée d’une couronne surmontée d’un lion gardant, au-dessus de l’inscription « For Valour ».
Voici la reine Victoria qui s’avance, point de mire de tous les regards, en chapeau à plume, chemise noire et veste écarlate barrée du ruban bleu de la Jarretière, montée sur un impétueux rouan. Sans mettre pied à terre, elle se penche vers chacun des soixante-deux braves, dont tour à tour on cite le nom, pour lui remettre la Victoria Cross. Plus encore que tel officier au plastron déjà bardé de médailles, le public applaudit et acclame avec une intensité redoublée les simples soldats et matelots du rang. Nul ne reçoit plus vive ovation que cet agent de police au garde-à-vous dans son uniforme si familier.
Le même jour, en rentrant à Buckingham Palace après cette belle cérémonie, la reine apprend une nouvelle dont l’effet de surprise accroît l’horreur. Quelques jours auparavant, un grand banquet célébrait le centenaire de la bataille de Plassey, à l’issue de laquelle, le 23 juin 1757, les forces de la Compagnie des Indes orientales, avec le concours des Français, avaient remporté sur le nabab du Bengale une victoire qui marquait le commencement de la domination britannique sur l’Inde. Alors même que se déroulaient cette commémoration et les diverses célébrations de la paix enfin revenue en Europe, l’Inde était en proie à une explosion de violence.
Depuis le début de l’année, les tensions s’exacerbent en Inde. Les incendies criminels se sont multipliés à Agra, Allahabad, Ambala. À Bénarès, à Bombay et dans d’autres villes, la Compagnie a réprimé sévèrement plusieurs rébellions. Le 11 mai, à Meerut, en Uttar Pradesh, les régiments de cipayes se sont mutinés, massacrant tous les Britanniques qu’ils rencontraient, avant de s’emparer de Delhi. L’insurrection gagne Lucknow et s’étend en Inde centrale, à Jhânsi, au Rajasthan, dans la plaine du Gange, au Bihar. Certains chefs musulmans appellent au djihad. Nombreux sont ceux qui parlent de restaurer les Empires moghol et marathe. À Kampur, où Nana Sahib a pris la tête des soldats insurgés, les Britanniques sont assiégés dans la ville pendant trois semaines en juin 1857. Le général Wheeler négocie sa reddition et s’apprête à quitter Kampur par le fleuve. Les cipayes bombardent les navires, massacrent les troupes embarquées. Ils refusent de tirer sur les femmes et les enfants laissés en otages, que des sicaires de Nana Sahib égorgent alors à l’arme blanche.
La nouvelle de ces atrocités, venant s’ajouter au constat de l’ampleur du désastre, frappe Londres et stupéfie l’Angleterre dans les derniers jours de juin 1857. Que s’est-il passé ? Depuis 1856, le nouveau gouverneur général de la Compagnie des Indes est Lord Charles Canning, fils cadet de George Canning, ministre antijacobin au temps des guerres napoléoniennes. Il succède à Lord Dalhousie, qui a lancé le pays sur la voie d’un progrès qui impliquait pour lui une occidentalisation rapide. Les programmes d’éducation, les lois qu’ils se voient imposées persuadent les Indiens que les Britanniques s’en prennent à leurs héritages, à leurs coutumes et à leurs religions.
La grande révolte a des causes multiples et complexes, mais elle est déclenchée par le mécontentement et la mutinerie des cipayes. Ce sont des Indiens, hindous et musulmans, qui forment la majeure partie de l’armée des Indes, sous les ordres d’officiers britanniques. Les présidences de Bombay, de Madras et du Bengale ont leurs propres garnisons. Si les
Weitere Kostenlose Bücher