Victoria
Majestés plantent des arbres symboliques, dansent le quadrille sous une grande tente dressée sur la pelouse, se promènent en char à banc jusqu’au chalet suisse où les enfants ont leur potager. À quelques pas, Albert a fait aménager un terrain de jeu militaire, avec fortin miniature et petits canons de cuivre, pour que ses fils puissent y jouer aux soldats.
Après le dîner, on en vient néanmoins aux questions sérieuses. L’empereur est accompagné du duc de Persigny et de son ministre des Affaires étrangères le prince Walewski, qui rencontre à cette occasion son homologue Lord Clarendon, en présence de Lord Palmerston.
« Tenez-vous à l’intégrité de l’Empire ottoman ? demande Albert.
— Si cette question s’adresse à ma personne privée, répond l’empereur, je n’y tiens pas particulièrement, mais si vous parlez à l’homme d’État, c’est autre chose. Je ne suis pas prêt à abandonner l’objet de notre alliance, pour lequel la France a fait de grands sacrifices.
— Nous sommes quelque peu étonnés, poursuit le prince, par certaines tentatives de rapprochement de la Russie avec la France, qui pourraient avoir pour objet le démembrement de l’Empire turc.
— Et vous pensez, dit l’empereur, que l’union des principautés serait un premier pas dans ce sens ?
— Exactement.
— Je ne peux le croire. La Russie est même, je crois, opposée à cette union. »
Les Anglais ont des raisons de penser, sans pouvoir l’évoquer très directement, que Napoléon III a proposé à l’Autriche d’annexer les principautés danubiennes de Valachie et de Moldavie, en échange de compensations territoriales pour la France sur la rive gauche du Rhin. Pourtant, l’empereur se déclare favorable à une union des principautés, pour former un État de Roumanie. L’Angleterre, l’Autriche et la Turquie y sont opposées. Des élections ont eu lieu en Moldavie, dont le résultat est en faveur des séparatistes. La Russie et la France, accusant l’Angleterre d’avoir joué de son influence, en demandent l’annulation.
La question roumaine est le véritable objet de cette entrevue d’Osborne. Un mémorandum de ces entretiens est rédigé, où il est dit que l’Angleterre concède l’abrogation du scrutin moldave en échange de ce qui apparaît comme un engagement de l’empereur de ne pas favoriser l’union des principautés. La signature demeure incertaine.
« Entre hommes d’honneur, dit Walewski, les écrits ne sont pas nécessaires. »
De ces accords secrets la presse ne tardera pas à être informée. Déjà, l’empereur a changé de sujet. Il refait le monde avec une imagination audacieuse. Les Anglais l’écoutent sans broncher, tandis qu’il leur propose très ingénument de jeter aux orties le vieux traité de 1815. Parle-t-il sérieusement ? Cette nuit-là, Albert note tout cela dans son journal en secouant silencieusement la tête.
« L’Espagne pourrait prendre le Maroc, la Sardaigne et une partie de Tripoli, l’Angleterre l’Égypte, l’Autriche une partie de la Syrie – et que sais-je … »
Le lendemain, après le breakfast, le cornemuseur de la reine fait sonner ses bourdons dans les jardins, devant le splendide panorama maritime. L’empereur, toujours bonhomme, prend le temps de jouer avec les enfants, leur montrant des tours de passe-passe. Puis, à bord du Victoria & Albert , on assiste à la finale des régates annuelles de Cowes. Au Yacht Club de Newport, le comte de Westmorland se lève pour saluer Napoléon III, mais tous les autres membres font comme s’ils ne l’avaient pas vu. Le général Fleury s’indigne.
« Ne vous préoccupez pas de cela, l’interrompt l’empereur. J’ai fait partie de ce cercle autrefois et je suis sûr qu’ils affectent cette indifférence, qui vous choque, pour me faire comprendre qu’ils me considèrent toujours comme un des leurs et que je suis chez moi dans leur club aussi bien qu’eux. »
La semaine suivante, du 17 au 19 août 1857, au terme d’une de leurs excursions en yacht, Victoria et Albert vont jusqu’à débarquer sur la côte normande, au bout de la presqu’île du Cotentin qui s’avance en face de l’île de Wight. La famille royale séjourne au château de Bricquebec, à une vingtaine de kilomètres à l’intérieur des terres. Cette amicale visite privée est pour eux l’occasion d’admirer, au passage, les fortifications du port militaire de Cherbourg,
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