Victoria
soldats indiens sont près de deux cent mille, les militaires d’origine européenne sont cinq fois moins nombreux et le prestige militaire des Britanniques a été quelque peu terni par leurs déboires en Crimée. Les cipayes nourrissent divers griefs : leur solde est insuffisante, ils manquent de considération, on leur fait payer le transport de leurs bagages. Certains Indiens ont dû servir en Birmanie et dans le golfe Persique, au mépris de leur croyance selon laquelle ils ne sauraient traverser les mers sans déchoir de leur caste.
Parmi ces hommes exaspérés se répand une rumeur, mal démentie, selon laquelle les cartouches qu’ils doivent saisir et mordre pour armer le nouveau fusil Enfield dont ils viennent d’être équipés sont lubrifiées de graisse de porc et de vache. Hindous et musulmans y voient une insulte délibérée à leurs convictions religieuses. Lorsqu’ils protestent, on les punit avec cruauté, en emprisonnant avant de les juger ceux qui refusent d’utiliser ces armes impures et en exécutant les meneurs. En mai 1857, l’armée du Bengale se révolte et prend rapidement le contrôle des principales villes de l’Inde. Ce n’est pas à proprement parler une insurrection nationale organisée, néanmoins les Britanniques perdent toutes les batailles.
« C’est un temps d’anxiété, écrit Victoria à Lady Canning, l’épouse du nouveau gouverneur général, mais nous avons grandement confiance en Lord Canning et le général Anson, et nous espérons avoir bientôt des nouvelles de la prise de Delhi. Toutefois, je crains qu’il n’y ait un dangereux état d’esprit parmi les troupes indigènes, et qu’il y ait au fond de tout cela une crainte que l’on n’attente à leur religion. Je pense qu’il faut prendre le plus grand soin de ne pas toucher à leur religion. »
La reine ne pouvait pas savoir que, le jour où elle écrivait cette lettre, le 5 juillet 1857, le choléra emportait le général Barnard, qui remplaçait Anson, mort lui aussi, de la même maladie, le 27 mai. Le général Reed a pris la relève. Tandis que des régiments font route vers l’Inde, Lord Panmure, secrétaire d’État à la Guerre, nomme pour succéder à Barnard Sir Colin Campbell, le 11 juillet.
« Quand pouvez-vous partir ? lui demande-t-il.
— Demain », répond Campbell, qui s’embarque dès cette nuit-là, avec pour tout bagage un paquetage de simple soldat. Il n’arrivera pas à Calcutta, pour commencer à organiser une armée de reconquête, avant la mi-août.
Dans ses conversations avec Nassau sénior, Alexis de Tocqueville, parmi des considérations peu flatteuses pour la puissance militaire britannique, a fait une autre remarque, qui prend maintenant des allures de prophétie inquiétante.
« La prochaine tempête pourrait attaquer votre administration coloniale. Supportera-t-elle mieux le choc ? Dans l’ensemble, votre système paraît totalement désorganisé. »
Tocqueville évoquait alors ce qu’il présentait comme l’opinion la plus courante à Paris, en un temps où les Français étaient tout à la fois exaltés par le succès de leurs armées en Crimée et, malgré tout, quelque peu déçus du peu d’avantages qu’ils retiraient des négociations de paix. Devant les nouvelles difficultés auxquelles la Grande-Bretagne doit faire face en Inde, Napoléon III lui propose spontanément le libre passage de ses troupes sur le sol de France. Au moment où une commission internationale vient d’adopter, en 1856, le projet de Ferdinand de Lesseps pour la réalisation du canal de Suez, Palmerston décline l’offre avec une certaine tiédeur. Pour ces diverses raisons, le moment ne paraît pas inopportun à l’empereur pour rendre une visite amicale à la reine d’Angleterre, et tenter incidemment de faire avancer certaines de ses idées.
Le 6 août 1857, alors que la France menace de rompre ses relations diplomatiques avec la Turquie, Napoléon III débarque avec l’impératrice Eugénie sur l’île de Wight, où ils sont reçus par le couple royal, en vacances à Osborne House. Victoria attend ses augustes visiteurs sur la plage, tandis que le prince Albert est allé les accueillir à bord du yacht impérial Reine Hortense . C’est avant tout une visite familiale sans façons. Près d’une centaine de policiers français et autant d’anglais font semblant d’être des quidams venus là par hasard et ne remarquant rien de particulier. Leurs
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