Victoria
métaphysiques d’un siècle ou science et religion se contredisent. Tennyson est venu à Osborne une première fois le 7 janvier : la reine se trouvant trop indisposée pour le recevoir, il s’est contenté de signer le livre de condoléances. Le voici de nouveau, ce 14 avril 1862, avec son épouse et ses deux fils, accompagné de Benjamin Jowett, le directeur du collège de Balliol à l’université d’Oxford.
« Je suis comme votre Mariana désormais », lui dit Victoria, se comparant à l’héroïne de son poème, une femme délaissée qui se lamente sur sa solitude et préférerait être morte. Quel réconfort elle trouve à relire In memoriam ! Elle écoute cet homme célèbre de 52 ans, aux longs cheveux noirs bouclés, à la mise un peu excentrique, faire l’éloge d’Albert. Tandis qu’il évoque la perte que sa disparition représente, pour la reine et pour la nation, des larmes roulent dans sa grande barbe. Elle a beaucoup apprécié sa récente dédicace des Idylles du roi à celui qu’il nomme « Dorénavant, et pour toujours, Albert le Bon ».
Ne te brise pas, ô cœur de femme, mais dure :
Ne te brise pas, car tu es royal, endure,
En souvenir de la beauté de cette étoile
Qui brilla si près de toi que vous deux étiez
Une lumière ensemble, et qui s’en fut, mais laisse
La Couronne solitaire splendeur.
Sur les conseils de son entourage, Victoria prend quelques semaines de vacances à Balmoral en mai. Bien que la saison ne lui soit pas coutumière, elle y puise les bienfaits éprouvés de la pastorale, et le réconfort spirituel du révérend McLeod. De retour à Osborne en juin, la reine entreprend la compilation d’un album consolatium . Dans un carnet brun au fermoir doré, d’assez petite taille pour qu’elle puisse le garder sur elle, elle recopie de sa main des textes qui l’apaisent ou qu’Albert aimait. Les poèmes de Tennyson y figurent en bonne part. Ils en côtoient d’autres, d’Elizabeth Browning, ou bien encore de Coleridge, Longfellow, Goethe, Heine ou Novalis. À cela s’ajoutent des extraits de lettres ou de sermons, et des passages du Livre de la prière commune .
Le temps s’écoule sans que son baume produise d’effet bénéfique sur la reine. Au mois de juin, le Conseil se réunit de nouveau à Osborne, dans la même atmosphère que hante le souvenir d’Albert. En Inde, Lord Elgin est nommé en remplacement de Lord Canning, qui a suivi de peu sa femme dans la mort. Clarendon évoque une attaque de Derby, leader de l’opposition, contre Palmerston. Tout à coup, une angoisse étreint visiblement la reine, qui porte les mains à son front et s’écrie : « Ma raison ! Ma raison ! » La fragilité bien connue de ses nerfs, le souvenir de son grand-père George III font naître des craintes pour sa santé mentale. Les conseillers choisissent de comprendre qu’elle souhaite seulement que lui soient épargnées, pour l’instant, les tracasseries des affaires d’État.
Ce deuil qui s’éternise plonge toute chose dans la pénombre irréelle d’un rêve lugubre. Le mariage de la princesse Alice avec le prince Louis de Hesse ressemble à un service funèbre. Il est célébré en privé, dans la salle à manger d’Osborne convertie en chapelle temporaire. La mariée s’est vue contrainte de se constituer un trousseau tout en noir. La reine, silencieuse, demeure assise dans un fauteuil. Elle a ordonné à ses quatre fils, Albert, Alfred, Arthur et Léopold, de se tenir autour d’elle de façon à l’isoler de la cérémonie. La seule note de gaieté est apportée par la dissipation du petit Willy, le fils aîné de Vicky, qui persiste à mordre les mollets de ses oncles et à tirer sa grand-mère par la manche en l’appelant « canard ». Après le dîner de noces sous le grand tableau de la famille royale peint par Winterhalter, puis une brève lune de miel à Ryde, sur l’île de Wight, les jeunes mariés s’en vont vivre en Allemagne.
Alice n’est pas sitôt partie que Victoria regrette son absence. Admiratrice de Florence Nightingale, la princesse a toujours fait preuve d’un dévouement extrême. Avec abnégation, elle a veillé sur son père malade, assumant les tâches de la maîtresse de maison depuis sa disparition. Son mariage s’est accompli comme Albert l’avait programmé. Il révèle toute l’importance du rôle discret de cet ange du foyer en y mettant un terme.
« Une dague plonge dans mon cœur saignant
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