Victoria
avec celui des travailleurs semble avoir du mal à lui survivre. Au mois d’avril, quelques jours à peine après la fin de la guerre civile américaine, Abraham Lincoln a été assassiné. Victoria écrit une lettre à sa veuve.
Les années s’accumulent, bonheurs et malheurs se superposent, et tout semble parfois si terriblement indifférent. Il y a plus d’un an déjà, Londres célébrait joyeusement la naissance du premier fils de Bertie et Alix, le prince Albert Victor, et pavoise encore le 3 juin 1865 quand la princesse Alexandra donne naissance à un deuxième garçon. Le prince de Galles tient à l’appeler George. La reine n’aime pas beaucoup ce nom, qui rappelle les rois hanovriens du siècle précédent. « Néanmoins, dit-elle, si le cher enfant devient bon et sage en grandissant, peu m’importera le nom qu’il porte. » Son oncle, le prince Alfred, se soucie fort peu de reculer d’un rang dans l’ordre de succession. À sa majorité, le duc Ernest II de Saxe-Cobourg-et-Gotha l’a désigné comme son héritier légitime.
Pour l’anniversaire de la naissance du prince consort, Victoria se rend à Rosenau. Elle y préside l’inauguration d’une statue d’Albert. Ce voyage lui a donné l’occasion de rencontrer le prince Christian de Schleswig-Holstein, jeune frère du duc d’Augustembourg. Il n’est pas bien beau, mais très distingué, et ferait un excellent mari pour Helena, qui le trouve plutôt agréable. Victoria soumet ce projet à Vicky, en la priant de n’en rien dire à Lenchen pour l’instant.
Balmoral en automne est immuable. Victoria y fait d’interminables randonnées, avec Louise et Lady Churchill, la duchesse d’Athole et Miss MacGregor, en passant par Glenlivet, Grandtown, Auchindoun, Glenfiddich… John Brown veille sur sa royale maîtresse sept jours par semaine, du matin au soir, son air farouche défiant quiconque de l’approcher de trop près ou de lui adresser inconsidérément la parole.
« Personne ne vous aime plus que moi, lui dit-elle, et vous n’avez pas de meilleure amie que moi.
— Ni vous que moi. Personne n’vous aime mieux. »
Lui seul parvient à la sortir de son engourdissement. Sous la protection de ce robuste gaillard, elle oublie ses angoisses et se sent moins seule. La reine peut s’asseoir quand il lui plaît sans jamais regarder derrière elle, certaine d’y trouver un siège. Elle se laisse faire, obtempère sans sourciller à ses instructions pour les menues contingences de la vie. S’il lui arrive de se faire un peu trop porter pour monter en selle, sa voix virile et bourrue la réveille : « Femme ! Pouvez pas l’ver la jambe ? »
Peu lui importe que son entourage s’offusque des rudes manières du montagnard. Il ne lui déplaît pas que Brown transmette ses ordres sur un ton absolument péremptoire. Au fur et à mesure que la journée avance, le whisky l’enhardit et dissout ses derniers égards. Il n’y a pas un lord qui l’impressionne le moins du monde, pas un prince auquel il ne dise son fait. « Vous n’verrez point vot’royale mère avant 5 heures », lance-t-il au prince de Galles en lui barrant le passage. S’ils prennent la mouche, il leur présente humblement ses plus plates excuses, et recommence le lendemain. Victoria apprécie ses façons directes, où elle ne voit que la franche expression de son authenticité. Si la reine ne tolère pas le plus infime écart de conduite chez les personnes éduquées, elle considère que les gens du peuple ont droit à toutes les indulgences.
Son personnage est tout d’une pièce avec l’accent écossais aux r roulés, aux sonorités et intonations si particulières. Il semble sorti tout droit d’un des poèmes populaires de Robert Burns, le « laboureur céleste », que Victoria admire tant parce qu’ils expriment la poésie organique des dialectes calédoniens. Quand elle vit en Écosse, la reine en adopte instinctivement les vocables, tournures et prononciations. La langue, les personnes et les paysages forment un tout harmonieux, dont la rudesse s’accorde avec le climat. À dos de poney, elle traverse les landes rocailleuses où paissent les moutons à tête noire, passe les rivières à gué, gravit les collines, en s’élevant au-dessus des vallées où fument au loin les chaumières. Elle admire les lochs dont le miroir des eaux reflète les rives, sous un ciel où le soleil bas rince ses doigts raides dans les nuages de pluie. Les
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