Victoria
14 décembre 1861, le visage d’Albert paraît serein. L’accès de la veille était-il la crise salutaire ? Le Dr Brown, anciennement le médecin de la duchesse de Kent, dit à Victoria qu’il y a peut-être de l’espoir. Toute la journée, dans la chambre obscure, Alice, Bertie, Helena, Louise et Arthur viennent l’un après l’autre tenir la main de leur père, mais il ne les reconnaît pas. Vicky est à Berlin, où elle attend son troisième enfant. Alfred est en mer, Léopold en France, et Béatrice, qui n’a que 4 ans, est trop jeune pour être là. De temps à autre, un médecin tâte le pouls du prince consort.
Tout à coup, la respiration s’accélère. Victoria se précipite, s’assied sur le lit en face d’Alice et prend la main d’Albert.
« Es ist Fräuchen… , dit-elle doucement. Einen Kuss … »
Il l’embrasse et se rendort. Victoria sort à la hâte en retenant ses sanglots.
À l’approche de minuit, la respiration de nouveau devient haletante.
« C’est le râle de mort, dit Alice qui court prévenir sa mère.
— Oh oui, dit la reine en s’approchant. C’est la mort ! Je le sais. Je l’ai déjà vue. »
Elle s’effondre sur le corps d’Albert et le couvre de baisers en l’appelant des noms les plus tendres. Puis elle se laisse emmener hors de la pièce, silencieuse, incapable de pleurer.
Plusieurs cris de douleur s’échappent de la chambre Rouge où la reine s’est réfugiée. Un long moment s’écoule avant qu’elle accepte de voir ses enfants. Le prince de Galles entre le premier et s’agenouille auprès de sa mère en la serrant dans ses bras.
« Maman ! Je ferai tout ce que je peux pour toi.
— J’en suis sûre, mon cher garçon, j’en suis sûre. »
Et tandis que ses enfants, puis chaque personne de sa maison viennent un par un lui prendre la main : « Vous ne m’abandonnerez pas ? Vous m’aiderez ? »
Troisième partie
47
Le samedi 14 décembre 1861 à minuit, au moment où « Albert le Bon » s’éteignait à Windsor, la cathédrale Saint-Paul s’est mise à sonner le glas. Tout le dimanche, les églises répètent à l’infini cette note lancinante. Londres allonge de sombres tentacules ankylosés vers Buckingham Palace, où des milliers de mains signent les livres de condoléances. Des chevaux à plumets noirs tirent au pas les voitures ralenties. Muets, les crieurs de journaux tendent des manchettes encadrées de noir. Les rumeurs de guerre avec l’Amérique ont disparu sous les éloges funèbres du prince consort. Pendant des jours, les boutiques demeurent closes, sauf quelques magasins de l’East End où des clients à la mine affligée demandent à voix basse des articles de deuil.
Le 23 décembre, un peu avant midi, une lente procession sort de la tour ronde du château de Windsor par la porte des Normands. Des officiers de la maison royale portent le bâton de maréchal et l’épée du prince consort. La bière, simplement décorée de ses armoiries, est escortée par les Life Guards aux fusils renversés. Le cercueil du prince Albert est placé dans la crypte de la chapelle St George, où il demeurera pendant la construction du mausolée de Frogmore. Derrière le roi d’armes de la Jarretière, on reconnaît le prince de Galles et le prince Arthur, les princes Ernest II de Saxe-Cobourg-et-Gotha, Frédéric-Guillaume de Prusse, Louis de Hesse, le maharajah Dhulîp Singh du Penjab. L’état de santé du Premier ministre Lord Palmerston, aggravé par le chagrin, ne lui permet pas d’assister à la cérémonie ; le duc de Cambridge n’y est pas non plus.
Quatre jours auparavant, la reine s’en est allée à l’île de Wight, traversant le Solent où la Royal Navy avait reçu l’ordre que nul coup de canon ne salue son passage, ni ne trouble son séjour. Son affliction s’avère si profonde que ses médecins craignent pour sa vie. Le laudanum lui a permis de verser de nouveau des larmes salutaires et de dormir un peu. Finalement, devant l’insistance du roi Léopold, elle s’est laissé convaincre de partir pour Osborne sans assister aux funérailles.
La reine a ordonné que tous les appartements du prince Albert, dans leurs diverses demeures, soient remis en ordre, non pas comme des chambres mortuaires, mais tels qu’ils étaient de son vivant. La photo d’Albert sur son lit de mort est posée sur l’oreiller. Chaque jour, le linge est changé et l’on apporte de l’eau chaude pour le
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