Victoria

à Énée, citée par Robert Burton dans son Anatomie de la mélancolie . De même, Victoria s’inquiète du sort des familles des deux cent quatre mineurs ensevelis dans la catastrophe des houillères de Hartley, dans le Northumberland, le 16 janvier 1862. Elle envoie des télégrammes pour être tenue au courant de l’avancée des équipes de secours. Quand hélas il n’y a plus d’espoir, elle dicte à Sir Charles Phipps l’expression de son affliction et de « ses plus affectueuses condoléances aux pauvres veuves et mères, que sa propre douleur permet d’autant mieux de comprendre ». Un fonds de solidarité se constitue à Londres. La générosité des souscripteurs est telle qu’en un mois on réunit plus de quatre fois la somme requise pour secourir les malheureuses familles.
     
    Le 29 janvier, le Premier ministre traverse le Solent où les canons de la Navy ont retrouvé la parole. Palmerston, lui-même souffrant et apparemment toujours bouleversé par la disparition du prince, vient présenter ses hommages à Sa Majesté. L’émotion qui l’étreint l’empêche presque de parler. Leur entretien est ponctué par de longs silences. Le deuil est encore trop récent pour que les affaires d’État puissent décemment être abordées. Victoria souhaite néanmoins évoquer la question de l’avenir du prince de Galles. Deux choses importent à ses yeux dans l’immédiat. Bertie doit se marier sans tarder, pour assurer la continuité de la monarchie. Elle désire également qu’il voyage à l’étranger, pour parfaire son expérience des rencontres officielles et de la politique internationale.
    Ce que Palmerston n’a pas nécessairement besoin de savoir, il le devinera lui-même. Victoria tient à ce que Bertie épouse la personne qu’elle a choisie pour lui, du vivant d’Albert, sur le conseil de Vicky. D’autre part, son talent pour les mondanités, qu’il a si bien montré en Amérique, trouverait utilement à s’employer dans la part de représentation qui incombe à la monarchie. La reine, quant à elle, entend assumer désormais un rôle plus semblable à ce que fut celui du prince consort. Enfin, les voyages et le mariage devraient présenter l’avantage d’éloigner Bertie des affaires de l’État, pour un temps du moins. Palmerston n’y voyant pas d’inconvénient majeur, le prince de Galles se rendra donc en Égypte et en Terre sainte, puis il épousera la princesse Alexandra du Danemark.
    Par de semblables à-coups, Victoria retrouve le goût de régner. Pour l’heure, ce rôle l’épuise et lui apparaît comme une sorte de transgression. Loin d’elle la pensée de s’en réjouir. Du péché de désespoir à l’orgueil masculin du pouvoir, il lui semble parfois tomber de Charybde en Scylla.
    « Dieu ne peut pas vouloir me dépecer vive ! » écrit-elle à Vicky.
    Sans relâche, la reine invoque les mânes du cher défunt, priant avec ferveur pour que son esprit descende sur elle et vienne l’habiter. Cette spiritualité singulière s’exacerbe à l’approche de son vingt-deuxième anniversaire de mariage. Le 10 février 1862, elle éprouve le besoin de se confier à son secrétaire particulier, parlant d’elle-même à la troisième personne, sur du papier de deuil à large liseré noir.
    « Elle sent son Cher Mari très, très proche aujourd’hui ! Mais elle ne sait pas où Il est ! Elle vit dans un rêve ! Tous les rêves ici sont tellement irréels ! »
    Ce jour-là, elle fonde l’ordre royal de Victoria et Albert, auquel ne pourront appartenir que les membres féminins de la famille royale britannique et de sa cour. Pour les trois premières classes, le badge est un médaillon serti de diamants, surmonté d’une couronne, consistant en un camée représentant les profils superposés de Victoria et Albert.
    « J’ai fait placer la tête de mon très cher Albert au-dessus de la mienne. »
     
    La présence de la reine à Osborne depuis plus de dix ans fait de l’île de Wight un lieu de villégiature distingué. L’un de ses voisins est le poète lauréat Alfred Tennyson. Ses poésies reflètent admirablement les états d’âme de ses contemporains. Il n’a pas encore achevé de rédiger tous les volumes de ses Idylles du roi , qui retracent la légende d’Arthur en s’inspirant librement des sources médiévales. Son In memoriam , requiem pour son jeune ami Arthur Henry Hallam, exprime dans une longue élégie les inquiétudes