Victoria
illuminant pour un temps leurs pas. »
Bertie demeure en ce moment à Potsdam, chez Vicky. Voudrait-elle bien lui dire combien elle est fâchée qu’au mépris de sa promesse il n’écrive jamais à Alix qu’en anglais ? Elle souhaite cultiver l’« élément allemand » dans la famille, et pour cela elle exhorte Vicky à « germaniser » Bertie autant qu’elle le pourra.
Sur ce point, naturellement, elle ne rencontre pas l’assentiment des parents d’Alix, pour qui les duchés du Schleswig et du Holstein, que le Danemark et l’Allemagne se disputent depuis plusieurs siècles, sont deux bonnes raisons de manquer d’enthousiasme pour l’« élément allemand ». D’autre part, si Victoria refuse de prendre en compte la portée politique de cette union, elle n’échappe pas aux critiques des Prussiens. Les affaires privées de la reine d’Angleterre sont toujours des affaires d’État. À peine retrouve-t-elle un peu de joie de vivre, que les tracas du gouvernement la rattrapent. Par exemple, Napoléon III fait de l’indépendance de la Pologne un de ses chevaux de bataille pour enterrer le traité de 1815. Il a lancé un projet de conférence internationale sans consulter la Grande-Bretagne, et s’offusque maintenant du ton de certaines dépêches de Russell. La reine « consent avec plaisir à refuser la proposition de congrès ». Par ailleurs, l’empereur souhaite fonder une monarchie latine au Mexique pour contrebalancer l’influence de la république anglo-saxonne. Le roi des Belges le soutient et tente vainement de convaincre Victoria. Certes, la guerre de Sécession entraîne une « famine du coton » qui ruine l’industrie textile. Pourtant, ces pertes sont amplement compensées par des gains dans d’autres secteurs, au point que Gladstone envisage des réductions d’impôt. Victoria trouve en somme que les choses sont très bien comme elles sont.
Pourtant, la complaisance qu’elle met à son deuil donne l’impression qu’elle se désintéresse des affaires du royaume. Des rumeurs se propagent. On dit, par exemple, que la reine est folle. D’autres encore prédisent qu’elle abdiquera en faveur de Bertie après son mariage. Et cette fadaise serait colportée par Disraeli, qui prétend la tenir de Léopold ! Victoria choisit de traiter cela par le mépris.
Le 18 décembre 1862, un discret cortège se forme devant la chapelle St George de Windsor, pour accompagner les restes du prince consort jusqu’à Frogmore. Non loin du tombeau de la duchesse de Kent, entre les chênes et les saules pleureurs, le mausolée royal se dresse dans sa neuve blancheur. L’édifice roman en forme de croix grecque, commencé au mois de mars, vient d’être consacré. La décoration intérieure n’est pas terminée. Le cercueil d’Albert est placé dans le sarcophage que ne recouvre pas encore la statue d’Albert gisant – le sculpteur Marochetti y travaille. Les princes déposent sur la tombe des couronnes de fleurs que les princesses ont tressées de leurs mains.
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« Oh ! La vie continue : les jeunes sont heureux, et moi, à quarante-cinq ans et demi, je considère la vie comme terminée ! »
Assise sur son poney Flora, à la robe aussi noire que la sienne, Victoria soupire, parcourant distraitement son courrier. Les lettres tombent une à une sur le sol où elle a lâché ses gants. Brown, le Highlander taciturne, les yeux baissés, aussi sombre et immobile que la monture dont il tient la bride, attend qu’elle ait fini pour ramasser le tout. Louise et Helena les observent à distance. « L’amant de maman », chuchote l’espiègle Lenchen en poussant du coude sa jeune sœur, qui pouffe derrière sa main.
Une insondable léthargie succédant enfin aux chagrins aigus du deuil, la reine se complaît dans l’anesthésie d’une existence routinière. Elle s’abîme dans la poésie d’ Aurora Leigh , long « roman en vers » de neuf volumes. Lady Augusta Stanley, qui lui en fait la lecture, connaissait personnellement la poétesse Elizabeth Barrett Browning, disparue il y a quatre ans déjà, au terme d’une vie de recluse souffrante.
Le monde change sans que cela paraisse avoir beaucoup d’importance. La mort et la vie sont une même saison. Ce printemps pluvieux de l’année 1865 est assombri par des décès remarquables. Richard Cobden, l’apôtre d’un radicalisme libéral, est mort. Sa conviction que l’intérêt de la classe moyenne se confond
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