Victoria
rasage. Un moulage de sa main droite est posé sur le bureau du prince, où Sa Majesté continuera de travailler et de donner audience. La princesse Alice dirige la maison, tant que la reine persiste dans cet état de grand accablement. Victoria n’aspire qu’à rejoindre au plus vite Albert dans la mort pour toujours, et prie le Seigneur de lui accorder cette grâce.
Le 24 décembre, elle écrit à son oncle Léopold : « Quel Noël ! Je n’y penserai pas. » La lettre qu’elle lui adresse exprime une force de volonté qui contraste étrangement avec la faiblesse dont elle se plaint et la prostration qui la terrasse.
« Je tiens aussi à répéter une chose, qui est ma ferme résolution, ma décision irrévocable, à savoir que ses désirs, ses projets en tous domaines, ses idées sur toutes choses seront désormais ma loi ! Aucun pouvoir humain ne me fera dévier de ce qu’il a désiré ou souhaité, et je compte sur vous pour me soutenir et m’aider en cela. J’applique cela en particulier pour ce qui concerne notre fils Bertie, etc. dont il avait si soigneusement tracé l’avenir. Je suis également déterminée à ce qu’aucune personne, aussi dévouée soit-elle, parmi mes serviteurs ne me conduise, ne me guide ou ne me dirige. Je sais qu’il aurait désapprouvé cela. Or, je continue de vivre avec lui, pour lui. En fait, je ne suis qu’en apparence séparée de lui, et seulement pour un temps. »
Le veuvage de Victoria s’accroît de ce qu’elle doit désormais assumer seule le pouvoir monarchique. Dans les premiers jours de l’année 1862, elle entreprend de rédiger un mémorandum pour décrire la vie quotidienne d’Albert. Chaque jour, il se levait à 7 heures pour s’asseoir à leur bureau commun, sous l’une de leurs deux lampes vertes identiques. Un peu après 8 heures, lorsqu’il allait réveiller la reine, il avait préparé pour elle les textes les plus urgents qu’il lui donnait bientôt à lire. Victoria est maintenant seule pour faire face à cette masse de travail et de décisions à prendre. Elle s’attache les services du général Grey, naguère secrétaire particulier du prince, secondé par Sir Charles Phipps. Ces hommes méritent éminemment sa confiance.
Néanmoins, son expérience la prévient contre les dangers inhérents à la fonction même de conseiller d’un souverain. Le souvenir de Conroy suffirait à la mettre en garde. Au moment où le chagrin du deuil la rend si vulnérable, elle sait trop bien qu’une partie décisive s’engage. De même, Albert assistait à chacun de ses entretiens avec les membres de son gouvernement. Elle n’a plus jamais assumé ces relations seule après son mariage, c’est-à-dire depuis le temps de Melbourne. L’affaire de ses dames de compagnie et celle de Lady Flora Hastings ne lui ont pas laissé d’excellents souvenirs. Entre un souverain britannique et son Premier ministre, sous une parfaite bienséance se joue un constant rapport de force. Pour une reine, dans un siècle où les hommes exercent sur les femmes une domination incontestée, la situation a de quoi paraître intimidante. Qui plus est, il faut que ce malheur s’abatte sur elle au moment où le chef du gouvernement est Palmerston, le plus redoutable et le plus rusé de ses adversaires politiques. L’appréhension, l’angoisse que cela génère s’ajoute à son fardeau, au point de le rendre apparemment insupportable.
Dès le 6 janvier, la tradition voulant que le Conseil privé se réunisse là où se trouve le souverain, ces messieurs arrivent à Osborne House. La maison royale au grand complet porte le deuil le plus strict. Sur instructions de Sa Majesté, le Conseil est prié de s’assembler dans la chambre d’Albert. Tout y demeure à la place où il l’a laissé, si bien qu’on s’attend à voir apparaître le prince consort d’un instant à l’autre. Cachée dans l’ombre de ce fantôme comme sous un bouclier surnaturel, la reine est invisible. Elle ne quitte pas la pièce voisine, dont la porte ouverte donne sur celle où siègent les conseillers. La séance est réduite à un minimum symbolique. Par l’embrasure, le clerc aperçoit en contre-jour le profil marmoréen de la souveraine assise près d’une fenêtre, dans ses voiles de veuve. Sur un signe de tête de Sa Majesté, il transmet sa décision : « Approuvé ».
« N’ignorant pas le malheur, j’apprends à secourir les malheureux. » Ainsi parle Didon
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