Victoria
cascades échevelées l’enveloppent dans leur charivari de Lorelei. Le Highlander Brown est un peu son mamelouk Roustan. Ils s’arrêtent pour pique-niquer en quelque lieu désolé. Tandis qu’elle brosse quelques croquis, son fidèle serviteur allume un feu pour lui servir un grog au whisky avec des biscuits.
Parfois, quand le temps devient trop « choquant », ils se perdent dans le brouillard bruineux, errant pendant des heures avant de retrouver le chemin de l’auberge. Brown lui sert un mélange de champagne et de bordeaux, ou bien un verre de vin Mariani additionné d’opium. Le soir, elle rédige le récit de sa journée, prenant plaisir à décrire les anecdotes pittoresques. Il lui semble que son peuple, qui dit regretter ses absences, aimerait connaître cet aspect de sa vie. Elle rassemble donc ses meilleures pages et les fait préparer pour une publication, qui pourrait s’intituler tout simplement « Feuilles du journal des Highlands de la reine Victoria ».
Si l’Écosse rurale paraît immuable, le monde des hommes change inexorablement. Au mois d’octobre, elle est surprise d’apprendre le décès du « pauvre Lord Palmerston, alias Pilgerstein ». Victoria ne le pleure pas.
« Je ne l’ai jamais aimé, écrit-elle à son oncle Léopold, je n’ai jamais pu le respecter le moins du monde, et je ne pourrai jamais oublier sa conduite, en certaines occasions, envers mon ange. »
Car les fourbes persécutions de Pilgerstein , elle en est convaincue, ont grandement contribué à saper la santé d’Albert. Sa disparition est sans doute « de bien des manières une grande perte », c’est-à-dire surtout pour ses adversaires et ceux dont les valeurs sont le contraire des siennes.
Palmerston étant mort à son poste de Premier ministre, Russell le remplace à la tête du même gouvernement. Survenant après le fiasco de la conférence de Londres, le décès d’Old Pam entérine pour longtemps l’abandon de l’attitude interventionniste qu’il symbolisait. Le Royaume-Uni, las de guerroyer avec ses voisins, désire avant tout la paix et la prospérité que peut lui apporter son empire colonial. À l’image de sa souveraine, le pays aspire à un splendide isolement.
Cette année 1865 semble étrangement marquer la fin d’une époque. Cette impression est confirmée en décembre par la mort du roi des Belges. L’oncle Léopold n’est plus. Dans sa jeunesse, Victoria l’appelait « il mio solo padre », parce qu’il avait pour elle l’amour et la bienveillance du père qui lui faisait défaut depuis la mort d’Edward de Kent. Il a été son conseiller dans les premières années de son règne, puis son confident pendant de très longues années. Il a joué un rôle important dans la première entente cordiale avec Louis-Philippe, son beau-père. Par contre, il a passé ces dernières années dans la crainte de Napoléon III, ne doutant guère que l’empereur des Français ambitionne d’annexer la Belgique.
Victoria désire plus que tout vivre entre ses enfants le reste de son âge. Pour une souveraine, cependant, la paix domestique et celle des nations sont une seule et même chose incertaine. Le départ d’Alice, après son mariage avec Louis de Hesse, est pour la reine un déchirement. Elle a convaincu Helena, de même que le prince Christian qu’elle lui destine, de demeurer auprès d’elle. L’affaire est entendue : elle leur prêtera la résidence de Frogmore House. Il n’en reste pas moins que son futur gendre est le prince Christian de Schleswig-Holstein, duc d’Augustembourg, frère puîné du prince Frédéric, qui revendique la suzeraineté des duchés que la Prusse vient de prendre au Danemark. La princesse de Galles s’en scandalise, soutenue par Bertie et Alice. Alexandra tente de rallier à sa cause Vicky, mais la Kronprinzessin de Prusse donne raison à sa mère. Une polémique divise la famille royale. Alexandra fait grief à Victoria de sacrifier le bonheur de Helena à son propre confort. Elle souligne que cette union risque de mettre Vicky dans une position délicate à Berlin. Les relations entre Buckingham Palace et Marlborough House étaient déjà tendues, les voici près de rompre.
En cela, elles ne diffèrent pas beaucoup des rapports entre Sa Majesté et ses sujets, qui lui reprochent de leur tourner le dos, au point de ne même plus venir en personne prononcer le discours du trône. Punch , le journal satirique, s’efforce d’y
Weitere Kostenlose Bücher