Victoria
remédier par un humour choisi. Par exemple, il publie un dessin humoristique où Victoria, dans son manteau de cérémonie, est la reine Hermione, rappelée à la vie parlementaire par Paulina qui lui dit : « Il est temps ! Descends et ne sois plus de pierre ! » Une insolence feutrée se cache dans l’allusion au Conte d’hiver de Shakespeare, où Hermione est faussement accusée d’adultère. La plaisanterie se comprend si l’on sait qu’à Londres des polissons s’amusent à appeler Victoria « Mrs Brown ».
Son Premier ministre, Lord Russell, presse Sa Majesté de reparaître devant les représentants élus du peuple. Il y met une insistance pleine de déférence, que la reine trouve néanmoins tout à fait insupportable. Ceux qui lui demandent de venir ouvrir la session parlementaire n’ont vraiment pas de cœur.
« Quant à savoir la raison, lui répond-elle, de ce désir déraisonnable et sans pitié de contempler le spectacle d’une pauvre veuve au cœur brisé, nerveuse et apeurée, traînée au milieu de son deuil profond, seule dans ses habits de cérémonie comme au cirque, là où elle allait jadis soutenue par son mari, pour y être dévisagée, sans délicatesse de sentiment, c’est une chose qu’elle ne peut comprendre, et qu’elle ne voudrait pas infliger à son pire ennemi. »
De guerre lasse, néanmoins, le 6 février 1866, Victoria se laisse convoyer en procession jusqu’à Westminster, aussi joviale qu’un condamné sur la charrette. Helena et Louise sont assises en face d’elle, dos aux huit chevaux « crème » menés par les postillons en livrée écarlate et or. De vives bourrasques de vent d’hiver s’engouffrent par les fenêtres ouvertes du carrosse de cérémonie. Les acclamations enthousiastes de la foule la rassurent. Les visages des personnes dont elle croise le regard sont avenants. Les femmes la saluent en agitant leur mouchoir blanc, les hommes en soulevant leur chapeau. « Dieu bénisse Votre Majesté ! »
En entrant à la Chambre des lords, elle refuse tout net de revêtir le manteau de cérémonie à chape d’hermine, qu’en désespoir de cause on place religieusement sur le trône, comme une mue sur laquelle elle s’assied. Elle tremble tellement qu’elle craint de s’évanouir d’un instant à l’autre. Drapée dans une ample robe noire, une petite couronne de diamants et de saphirs posée sur son bonnet de veuve, blême, elle regarde dans le vide, droit devant elle, impénétrable. La Chambre haute est bondée, rayonnant des manteaux rouges et blancs des pairesses et des pairs, des insignes des ordres et des tenues d’apparat des ambassadeurs. Le sergent d’armes revient de la Chambre basse avec la masse de cérémonie, suivi par l’huissier du bâton noir et par le speaker. Les membres des Communes se pressent, peinent à trouver place, bousculent le speaker avant qu’il puisse finir son salut à la reine. Les ministres sont dispersés dans la cohue. Le Lord Chancelier lit le discours de la reine, qui est visiblement trop émue pour seulement prêter attention à ce qu’il dit. Les députés des Communes ressortent dans le désordre où ils étaient entrés, s’inclinant tant bien que mal au passage devant Sa Majesté. Victoria peut enfin retourner à l’air libre. Elle n’a pas prononcé un seul mot, mais la glace est rompue.
Qu’est-ce que cela change ? Rien. Là est le hic. Car le noir de Victoria déteint. Le Royaume-Uni paraît étrangement engourdi, comme si l’apathie de la souveraine lui jetait quelque mauvais sort. La vacance du pouvoir, que Victoria personnifie, donne l’impression que les institutions tournent à vide, comme une machine déréglée. La mort de Palmerston, après celle d’Albert, semble laisser le pays orphelin de toute initiative politique, dans un sens ou dans l’autre. La doctrine de non-intervention, prêchée par le défunt Cobden, a débrayé la Grande-Bretagne de tout engagement international. Bismarck peut bien faire ce qu’il veut en Europe, les Britanniques affectent de s’en laver les mains.
Le gouvernement libéral, sous la houlette hésitante de Russell, ne parvient pas à mener à bien la réforme électorale. Celle de 1832 laisse le pays insatisfait depuis trop longtemps. Le nouveau projet des libéraux en 1866 souffre des mêmes vices que la loi de 1832 qu’il prétend supplanter. Ils cherchent à étendre le droit de vote à la classe laborieuse, mais sans trop
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