Victoria
Élisabeth, âgées de 2 et 3 ans. Elle envoie des fournitures aux hôpitaux de Darmstadt, où Alice accouche de la princesse Irène. La Hesse vaincue, ainsi que le Hanovre et quelques autres principautés, est annexée par la Prusse. Alice se réfugie en Angleterre chez sa mère. Pour comble de tristesse, Vicky vient de perdre son troisième fils, le prince Sigismond, qui n’avait pas 2 ans, quelques mois après la naissance de sa deuxième fille. Elle a maintenant quatre enfants : Guillaume, Charlotte, Henri et Victoria, la petite dernière.
À Balmoral, la fête de Halloween est un digne sabbat de sorcières. Victoria, entourée de ses enfants et petits-enfants, se joint à la procession aux flambeaux, puis tout le monde danse le branle autour d’un grand feu de joie, au son des cornemuses.
Le 30 novembre 1866, elle arrive à Wolverhampton, accompagnée du Premier ministre Derby, de la princesse Helena et du prince Christian, ainsi que de sa suite habituelle. Dans cette ville fière de ses industries et de ses mines, les habitants ont construit pour la reine un arc de triomphe de douze mètres de haut en blocs de charbon, avec des contreforts en fonte, hérissé de pics, de pioches, de pelles et divers outils de mine en trophées. Près de trois mille mineurs, puddleurs, forgerons, métallurgistes, papetiers et autres ouvriers avec leurs familles poussent une assourdissante acclamation collective au passage de Victoria, qui anoblit monsieur le maire. Traîtrise normale du temps anglais : la pluie s’abat sur un océan de parapluies noirs, tandis que sur le pavé ruisselant l’évêque de Lichfield, impassible, commande une prière. Un drap luisant et alourdi d’eau s’affale, dévoilant la haute statue équestre du prince Albert, qui remplacera désormais, sur la place du marché rebaptisée Queen Square, un canon russe pris à Sébastopol en 1855.
50
« Où est Britannia ? » demande le journal satirique Tomahawk en publiant un dessin humoristique qui montre le manteau de cérémonie étalé sur le trône déserté. La couronne est perchée sur le dossier, le sceptre en travers des accoudoirs. On n’aperçoit que la tête et la queue du lion britannique déprimé qui somnole, vautré sous le siège. De toute évidence, Victoria se désintéresse des affaires d’État. Le Parlement s’enlise dans des querelles de partis comme la cour dans ses soucis de famille. Le gouvernement conservateur de Derby n’inspire pas aux classes laborieuses de grands espoirs de progrès social. Nombre de ceux qui aspirent au changement désespèrent des institutions politiques et cherchent des moyens de les contraindre à sortir de leur apathie.
Une Ligue pour la réforme s’est constituée, qui entend bien pousser les politiques à tenir leurs promesses. Quand leur meeting est interdit, les manifestants arrachent les grilles de Hyde Park, se battent avec la police et les Life Guards. Dans les grandes villes, les ouvriers forment des syndicats qui organisent l’action sociale. Les piquets de grève n’y vont pas de main morte. Les pressions exercées sur les récalcitrants sont d’une violence qui reflète celle de cette société absolument rigide. Les soubresauts qui alarment la bonne société annoncent une guerre des classes, dans ce pays scindé en deux par une frontière infranchissable entre riches et pauvres. Pourtant, bien que son silence laisse penser le contraire, Victoria en éprouve une inquiétude qui achève de la paralyser.
« Les classes hautes, répond-elle à Vicky dont elle partage les craintes, tout particulièrement l’aristocratie (avec, bien sûr, des exceptions honorables), sont si frivoles, ne cherchant que les plaisirs, sans cœur, égoïstes, immorales, s’adonnant aux jeux d’argent, que cela rappelle (comme le doyen de Windsor me le disait l’autre soir) les temps qui précédèrent la Révolution française.
« Les classes basses, poursuit-elle, sont maintenant si bien informées, si intelligentes, et gagnent leur pain et leur argent avec tant de mérites, qu’elles ne peuvent pas, ne doivent pas être maintenues sous le boisseau, pour y être insultées par des ignorants, des misérables favorisés par la naissance et qui ne vivent que pour tuer le temps. Il faut les avertir et leur faire peur, sinon la catastrophe sera terrible. »
Ce clivage social est un thème récurrent de la littérature. Par exemple, c’est le sujet du Conte des deux cités et autres
Weitere Kostenlose Bücher