Victoria
déséquilibrer la représentation nationale au détriment de la classe moyenne. Ils veulent donc imposer un revenu minimal, qui limiterait la portée de leur réforme aux travailleurs « respectables ». Paradoxalement, ce projet est paralysé par un certain nombre de députés libéraux les moins progressistes. Cela s’explique en partie par les menées de Disraeli, l’étoile montante du parti conservateur, qui manœuvre pour être lui-même l’artisan de la réforme électorale.
Le député radical Bright se gausse de l’hémiplégie libérale. Avec un humour bien caractéristique de cette Angleterre protestante qui connaît son Ancien Testament comme sa poche, il baptise ces députés libéraux récalcitrants les « Adullamites ». Bright fait en un mot une allusion transparente à ceux qui se réfugièrent avec David dans les caves d’Adullam : « tous ceux qui se trouvaient dans la détresse, qui avaient des créanciers, ou qui étaient mécontents » (Samuel 22.2). Le parti libéral se divise comme la mer Rouge. Disraeli s’engouffre dans la brèche avec sa motion de censure. Russell et ses ministres sont engloutis. La reine demande à Derby de former un gouvernement conservateur. Disraeli, nommé chancelier de l’Échiquier et leader des Communes, peut conduire sa propre réforme.
Pendant ce temps, la reine se soucie aussi peu des affaires du Royaume-Uni que celui-ci des problèmes de l’Europe. À l’occasion de son quarante-huitième anniversaire, Victoria crée le prince Alfred duc d’Édimbourg, comte d’Ulster et de Kent. Au Parlement, qui lui vote une annuité de 15 000 livres, il prend son siège à la Chambre des lords. Attentive au bonheur de tous les siens, Sa Majesté s’occupe aussi de celui de sa cousine, la princesse Mary de Cambridge. La nature a si peu gâté cette autre petite-fille de George III, qu’à 33 ans « Fat Mary » demeure sans mari ni fortune. Victoria lui trouve un parti encore plus impécunieux et aussi peu désiré qu’elle : le prince Francis de Teck qui, issu d’un mariage morganatique, ne fait pas précisément figure de gendre idéal pour les maisons royales.
Une fois de plus, l’imbroglio des dynasties montre que les conflits européens sont aussi d’inextricables querelles de famille. Francis de Teck est capitaine des hussards dans l’armée autrichienne. Dans la guerre austro-prussienne qui éclate alors, il combat dans le même camp que Louis de Hesse, le mari d’Alice, contre celui de Fritz, le mari de Vicky. Car Frédéric-Guillaume, bien qu’il n’ait pas souhaité ce conflit fratricide, commande l’une des trois armées prussiennes.
En effet, à la suite de la guerre des duchés contre le Danemark, la Prusse s’est emparée du Holstein que la convention de Gastein attribuait à l’Autriche. La Confédération germanique a volé en éclats, dans cette « guerre allemande » qui doit opérer l’unification de l’Allemagne « par le feu et le sang ». Victoria, révoltée, prend la plume et écrit, en allemand, au roi Guillaume de Prusse pour le mettre en garde contre Bismarck : « Bien-aimé Frère, en ce terrible instant je ne peux pas demeurer silencieuse. Vous êtes trompé par un homme . Mais la responsabilité pèse sur vous seul . » C’est peine perdue, mais il importe pour elle d’exprimer clairement sa désapprobation.
« La Prusse, écrit-elle encore à Vicky, semble vouloir se comporter de la façon la plus atroce possible, comme elle l’a toujours fait ! Les Prussiens sont des gens odieux, je dois le dire. »
Le 5 juillet 1866, la princesse Helena épouse à Londres le prince Christian de Schleswig-Holstein Augustembourg. Deux jours auparavant, la Prusse a mis un terme à la « guerre des sept semaines » en écrasant l’Autriche à la bataille de Sadowa. Elle y a démontré une science stratégique et tactique qui doit beaucoup à l’observation de la guerre de Sécession en Amérique. La puissance militaire qui vient de naître sur la rive droite du Rhin ne présage rien de bon pour la France du Second Empire.
Le Royaume-Uni est davantage préoccupé par ses problèmes de politique intérieure. L’Irlande s’agite de plus en plus dangereusement. En Angleterre, la réforme électorale qui tarde à se faire suscite une agitation grandissante. La reine voudrait que l’on en finisse avec cette « maudite réforme ». Elle a pris en charge les filles d’Alice, les petites Victoria et
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