Victoria
attend depuis si longtemps ce moment où celle qu’il appelle « la Fée », par allusion à La Reine des fées de Spenser, va enfin devoir prêter l’oreille à ses louanges. Homme de lettres, il n’ignore pas que la vanité des souverains n’a d’égale que celle des écrivains.
« Nous les auteurs , Ma’am … »
« La Fée », malmenée de toutes parts, vilipendée par les satiristes de toute plume, tombe sous le charme de l’inénarrable « Dis » avec la délectation d’une assoiffée découvrant soudain une oasis invraisemblable. Victoria s’épanouit sous l’averse de compliments. Elle retrouve sa légèreté de jeune femme et de nouveau semble glisser sur d’invisibles patins, souriante, sans que sa démarche imprime à son ample silhouette sombre la moindre secousse.
« Il est plein de poésie, de romance et de chevalerie. Quand il s’est agenouillé pour baiser ma main en la prenant entre les siennes, il a dit : “En gage d’amour, de loyauté et de foi”. »
Disraeli est un flagorneur, la chose est entendue. Son objectif est évidemment de se maintenir au pouvoir, ce qui ne dépend pas directement de la reine. À quoi peut-il donc lui servir de la flatter ? Peut-être cherche-t-il à se concilier le versant aristocratique du parti conservateur, plus qu’agacé par la réforme électorale qu’il vient de mener. Cependant, Disraeli est un prestidigitateur d’une tout autre envergure. À plus long terme, il veut réveiller la Fée de son interminable sommeil. Elle est indispensable à la mise en œuvre de sa vision politique. Car il mise sur la puissance symbolique de la monarchie, qu’il croit seule capable de redonner à la nation un élan suffisant pour l’éloigner de l’écueil révolutionnaire et des dérives du parlementarisme.
La réforme électorale qu’il vient de mener à bien devrait satisfaire pour un temps les revendications démocratiques. Le problème le plus urgent est pour l’heure l’Irlande. Le voyage de Victoria en 1849 a montré qu’un fort loyalisme subsistait parmi les Irlandais. Dans un premier temps, Disraeli souhaite persuader Sa Majesté de la nécessité d’une présence royale en Irlande. Le prince de Galles pourrait à tout le moins séjourner à Dublin pendant plusieurs mois chaque année. Victoria ne veut pas en entendre parler. L’incorrigible frivolité qu’elle reproche à Bertie produirait l’effet contraire de celui que Disraeli recherche. D’autre part, Bertie est la coqueluche des clubs. Des « affiches séditieuses » fleurissent à Pall Mall, demandant l’abdication de la reine en sa faveur. La popularité de Marlborough House se mesure à certains détails qui ne trompent pas. Par exemple, la princesse de Galles, après la naissance en février 1867 de son troisième enfant, la princesse Louise-Victoire, a été atteinte d’une maladie rhumatismale qui la fait boiter. Sans perdre un instant, les jeunes femmes distinguées de la bonne société en ont fait une mode. Les élégantes se promènent partout en claudiquant à la façon d’Alexandra.
Quoi qu’il en soit, les Irlandais ne se laissent pas facilement oublier. Le 12 mars 1868, le prince Alfred, duc d’Édimbourg, est victime d’une tentative d’assassinat. Alors qu’il est en visite à Sydney, en Australie, il reçoit une balle dans les côtes. L’homme qui lui a tiré dans le dos, un certain O’Farrell, se réclame des fenians. Le prompt rétablissement du duc d’Édimbourg donne lieu à un mémorial et au lancement d’une souscription pour la construction du Royal Prince Alfred Hospital à Sydney. Bien qu’il ait plaidé pour que son agresseur soit gracié, O’Farrell est pendu. C’était apparemment un déséquilibré, qui avait agi de sa propre initiative. Néanmoins, son geste contribue à exciter la peur que les indépendantistes irlandais inspirent.
Il est urgent de trouver une solution au problème irlandais. Gladstone, l’adversaire libéral de Disraeli, fait une suggestion détonante. Il propose de désétablir l’Église d’Irlande. Les catholiques irlandais sont en effet très fâchés de devoir payer le denier du culte à l’Église anglicane établie en Irlande. Remédier à cette situation constituerait un premier pas marquant et décisif vers une réorganisation du système politique qui régit l’Irlande au sein du Royaume-Uni. Le coup est rude pour la reine, chef de l’Église anglicane. De plus, cette proposition
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