Victoria
survient au moment où Sa Majesté subit les critiques de la Haute Église. Car il apparaît, à la lecture de ses Feuilles de notre journal , qu’elle a de fortes sympathies pour les prédicateurs presbytériens écossais. Le reproche est injuste, parce qu’elle est aussi le chef suprême de l’Église d’Écosse, par définition presbytérienne. Toutefois, l’idée audacieuse de Gladstone présente l’avantage de diviser le parti conservateur tout en ressoudant le parti libéral.
Disraeli s’évertue alors à pincer la corde patriotique, qu’affectionnait autrefois Palmerston, en mettant à profit l’héroïque petite guerre d’Abyssinie. Le négus Théodore II, vexé de ce que le gouvernement britannique n’ait pas daigné répondre à sa demande d’aide contre des rebelles, a emprisonné un missionnaire anglais et fait battre à mort ses serviteurs. Sir Robert Napier, chargé de mener une expédition punitive, s’est illustré par des prouesses légendaires. Pour la première fois depuis Hannibal, il a utilisé des éléphants pour hisser son artillerie par-dessus les montagnes, et a creusé des puits artésiens pour abreuver son armée. En avril 1868, il écrase les Éthiopiens à Magdala, libère les otages et pille la ville, avant de revenir triomphalement par le canal de Suez. Victoria le fait baron Napier de Magdala. À Westminster, Disraeli est dithyrambique : « Sir Robert Napier a planté l’étendard de saint Georges sur les montagnes de Rasselas, il a conduit les éléphants d’Asie, tirant l’artillerie de l’Europe sur des cols d’Afrique qui eussent surpris le trappeur et épouvanté le chasseur des Alpes. »
Les députés applaudissent le poète avec le héros, puis pourfendent le Premier ministre. Disraeli avait ravi le pouvoir aux libéraux en les divisant sur la question de la réforme. Gladstone le lui reprend en scindant les conservateurs sur celle de l’Église d’Irlande. L’auteur de Sybil ou les Deux Nations , mis en minorité au Parlement, ne reste aux affaires que le temps d’organiser des élections générales qu’il ne peut pas gagner. Disraeli refuse la pairie que lui offre Sa Majesté, parce qu’il estime n’avoir pas dit son dernier mot aux Communes. Il l’accepte néanmoins pour son épouse Mary Ann, qui devient vicomtesse de Beaconsfield.
Victoria, démoralisée une fois de plus par les cruelles réalités de la politique parlementaire, se réfugie à Balmoral. Elle est suivie par un Disraeli rendu maussade et bougon par le mauvais temps et l’ennui des provinces profondes. À Londres, on accuse Sa Majesté de partialité pour les conservateurs. Certains disent qu’elle est « dans la main du Juif ». D’autres la traitent de « reine bonne à rien » et continuent d’affirmer qu’elle ferait mieux d’abdiquer en faveur du prince de Galles. Quand, au mois de juillet, Alexandra donne naissance à son quatrième enfant, la princesse Victoria Alexandra, les bébés dégoûtent plus que jamais sa royale grand-mère.
« Un petit paquet tout rouge, écrit-elle à Vicky, voilà tout ce que j’ai vu, et je crains que la septième petite-fille et quatorzième petit-enfant ne devienne une affaire très dépourvue d’intérêt, car ils me font l’effet de proliférer comme les lapins du parc de Windsor. »
Les contrariétés continuent de lui occasionner maux de tête et vomissements. À la mort de l’archevêque de Cantorbéry, il faut encore argumenter avec Disraeli, qui défend la candidature de Samuel Wilberforce, ennemi intime de Darwin. Il aurait dû savoir qu’Albert lui avait retiré sa confiance parce qu’il le soupçonnait de flagornerie. Enfin, Sa Majesté ne supporte pas la canicule, qui lui donne des évanouissements. Elle s’en va donc à Lucerne, voyageant incognito sous le nom de duchesse de Kent, bien que ses bagages soient tous marqués « V.R. ». Victoria visite le monastère d’Engelberg, faisant fi des mises en garde de son secrétaire particulier. « Je ne suis pas très sûr, dit le pusillanime Sir Henry Ponsonby, que ce ne soit pas de la haute trahison de conseiller à la reine d’entrer dans un lieu de culte catholique romain. » Pourtant, les mauvaises langues londoniennes ont trouvé pire. Des monstres d’insolence font courir le bruit que la reine voyage en Suisse pour y accoucher clandestinement de l’enfant de John Brown.
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Le Premier ministre William Gladstone, qui en décembre 1868 arrive à
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