Victoria
demandent souvent si mon chef est riche. Je leur réponds que Votre Majesté est très riche. Ils veulent alors savoir combien Votre Majesté a de vaches. »
Le regain de popularité dont bénéficie la famille royale ne se dément pas. La reine ne peut se déplacer sans être suivie par des reporters, qui l’épient jusque dans ses promenades écossaises. John Brown veille à maintenir cette rançon du succès dans des proportions raisonnables, chargeant les intrus pour les refouler à bonne distance. Victoria est plus que jamais le centre d’intérêt de la nation. Pourtant, elle ne s’est peut-être jamais sentie aussi seule. Au mois de septembre, sa demi-sœur Feodora est morte. « Puis-je l’écrire ? Ma très chère, ma seule sœur, ma chère, excellente, noble Feodora n’est plus ! » Après la disparition de la duchesse de Kent et celle de son demi-frère le prince Charles de Leiningen, Victoria n’a plus d’autre famille que ses enfants et ses petits-enfants. « Tous, tous partis ! »
Le dernier jour de février 1873, elle quitte Windsor et traverse Londres en train, dans un brouillard jaune que produisent les fumées de la ville. Elle se rend à Chislehurst. L’empereur Napoléon est mort le 9 janvier 1973. Près de deux mois plus tard, Sa Majesté rend très discrètement visite à l’impératrice Eugénie, qui demeure à Camden House. Les deux femmes s’embrassent en silence, et restent longuement dans les bras l’une de l’autre, trop émues pour prononcer un mot. Le prince impérial, triste et pâle, ne peut évoquer son père sans que ses yeux s’emplissent de larmes. Louis-Napoléon aura 17 ans en mars. Victoria le fera entrer comme gentleman cadet à la Royal Military Academy de Woolwich.
En mars 1873, Gladstone vient à Windsor présenter la démission de son gouvernement. Selon la tradition, Sa Majesté, fontaine des honneurs, lui propose à cette occasion quelques distinctions. Gladstone les reçoit avec empressement pour ses ministres, mais pour lui-même il n’en veut point. Préférant rester aux Communes, dans l’espoir de revenir un jour aux affaires, il refuse la pairie. « Quel désintéressement de sa part ! » Son projet de loi sur les universités en Irlande l’a perdu. Disraeli, encore très affecté par la mort de son épouse en décembre 1872, tarde à accepter de former un nouveau gouvernement. D’autre part, il n’a réussi à mettre Gladstone en minorité à la Chambre basse que par trois voix seulement. Il laisse les libéraux moisir le plus longtemps possible, impuissants, dans leurs fauteuils ministériels que l’illégitimité parlementaire transforme en piloris.
Par une belle journée de printemps, la reine traverse l’East End pour aller inaugurer le parc Victoria. Un grand arc de triomphe se dresse, si profond qu’il ressemble à une longue tonnelle, décoré de rouge et or. La voiture de Sa Majesté roule lentement, sans escorte. Les habitants de ces quartiers pauvres ont pavoisé leurs taudis pour lui faire bon accueil. Un cordonnier la salue en levant son chapeau. Sur son vieux tablier de cuir tout tailladé par le labeur, il a écrit à la craie : « Bienvenue comme fleurs en mai, la Reine : Dieu la bénisse ! »
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Londres aime à se choisir chaque année un « lion », qu’elle idolâtre le temps d’une saison. Celui de l’été 1873 est assurément le shah de Perse. Depuis le mois d’avril, les journaux suivent les voyages de Nassereddin Shah en Russie et en Europe. Sa venue en Grande-Bretagne fait l’objet des spéculations les plus invraisemblables. Le monarque du trône du Paon se déplace, dit-on, avec un harem de nombreuses épouses. L’étiquette contraindra sans doute la reine d’Angleterre à recevoir ces dames dans des châteaux et demeures séparés. De plus, le souverain persan est accompagné de tous ses ministres et continuera de gouverner son royaume par une ligne télégraphique directe avec Téhéran. Son apparence fabuleuse n’a d’égale que l’immensité pharaonique de sa richesse. Ses habits sont, paraît-il, entièrement couverts de pierres précieuses à l’éclat aveuglant. Les bruits les plus fous courent sur l’exotisme bizarre de ses coutumes orientales. La capitale britannique s’étonne, un peu déçue, que la figure trop humaine du potentat étranger ne corresponde qu’approximativement à ses fantasmes. Le programme de réjouissances qu’elle lui réserve est
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