Victoria
égérie, bientôt septuagénaire, du parti whig.
En novembre, Victoria se rend pour la première fois à la Cité de Londres, pour le banquet annuel de la Corporation. La procession, qui s’avance vers le Guildhall avec une lenteur infinie, compte deux cents équipages et s’étend sur un demi-mile. La reine a tenu à être seule dans le carrosse de cérémonie. C’est un lourd béhémoth aux dorures massives, tiré par huit chevaux conduits par des postillons. Les grandes roues imitent celles des chars des triomphes romains. Huit palmiers chargés de trophées soutiennent le toit surmonté de la couronne impériale. Aux quatre coins, des statues de tritons annoncent le monarque des mers. Portières et panneaux portent des peintures allégoriques inspirées de la mythologie classique. La Victoire offre ses lauriers à Britannia brandissant le sceptre de la Liberté.
Londres pavoise. La foule se masse en grappes humaines accrochées aux échafaudages dressés pour l’occasion sur les façades des immeubles. Du haut des toits, par les fenêtres, on agite des rameaux verts. Aucun garde ou presque n’encadre la liesse populaire.
À la Barre du Temple, la reine s’arrête pour demander les clés de la Cité de Londres au lord-maire. Au terme de l’immense banquet, elle l’élève au rang de baronet. Elle se tourne ensuite vers ses deux shérifs qu’elle fait chevaliers. L’un des deux notables est Moïse Montefiore, le banquier qui l’accueillait chez lui quand dans son enfance elle allait en vacances d’été à Ramsgate. Elle se souvient qu’il lui avait remis une petite clé d’or qui ouvrait la grille de son jardin. Sir Moïse Montefiore est le premier sujet britannique de confession juive à recevoir l’accolade.
« J’ai été très heureuse d’être la première à faire ce que je considère tout à fait juste, comme il se doit. »
12
La reine pique les shérifs. Devant le Conseil privé réuni, le greffier lui présente un rouleau de bois dont il dénoue les rubans verts pour dérouler sous ses yeux le vélin. Avec une grosse épingle d’argent à tête sphérique, elle perce le papier de la longue liste en face des noms des shérifs, qu’elle promeut ainsi pour les comtés du pays de Galles et d’Angleterre, à l’exception de la Cornouailles et de la Cité de Londres. La tradition tient que cette étrange coutume date du temps d’Elizabeth I re , à qui l’on aurait soumis cette tâche un jour qu’elle cousait au jardin. N’ayant pas de plume sous la main, elle se serait, dit-on, servie de son aiguille.
En janvier 1838, la Bourse de Londres, le Royal Exchange, a été ravagée par le feu, quatre ans après l’incendie de Westminster. Le premier bâtiment avait été inauguré par la reine Elizabeth, et détruit une première fois dans le Grand Incendie de 1666. Il conviendra, en temps utile, de prendre des dispositions pour leur reconstruction. En ce début de l’année qui sera celle du couronnement de la jeune souveraine, le monde ancien perdure, immuable, et ne semble parfois périr que pour renaître sans hâte de ses cendres.
La reine prend connaissance de la maquette d’une pièce d’or de 5 livres sterling. Ce nouveau souverain se nommera Una et le Lion , par référence au poème allégorique composé jadis par Edmund Spenser en hommage à Elizabeth I re . Una, personnification de la Véritable Église et de la Vérité, conduisant le Lion de son sceptre féerique, y est représentée sous les traits de Victoria.
Au théâtre de Drury Lane, entre le deuxième et le troisième acte de Hamlet , le public la reconnaît, se lève et entonne le God Save the Queen . Elle s’avance au balcon de sa loge et fait une révérence. Dans ce rôle de héros tragique « pour ainsi dire incompréhensible », Charles Kean, fils de l’acteur Edmund Kean, obtient enfin la consécration sur la scène londonienne. La reine l’admire encore plus dans Richard III . Cependant, elle hésite à aller voir Le Roi Lear , bien que Melbourne lui recommande cette version de la pièce, « telle que Shakespeare l’a écrite », c’est-à-dire « terriblement tragique ».
« Je crains cela, lui dit-elle, et je n’aime pas toute cette folie sur la scène.
— Je ne le supporte pas, mais pourtant c’est une très belle pièce. »
Victoria s’autorise un roman pour la première fois de sa vie, La Fiancée de Lammermoor . Elle connaît de longue date les poèmes de Walter
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