Victoria
puis-je pas venir à lui ? » s’écrie Victoria, qui déjà est descendue jusqu’au pauvre homme.
Ce geste si spontané de la jeune reine fait une forte impression. Sans sourciller, quelques pince-sans-rire assurent les hôtes étrangers que c’est en réalité un droit de seigneur que d’exiger qu’un membre de la famille Rolle roule ainsi en plus de l’hommage.
« Je n’aurais jamais cru, dit en aparté le comte Sebastiani, l’ambassadeur de France, que les cérémonies protestantes fussent aussi belles. »
L’hommage ayant pris fin, la reine retourne s’agenouiller devant l’autel et se dépouille des regalia , l’orbe, le sceptre et la couronne, pour recevoir le saint sacrement de l’eucharistie. Tandis qu’elle se recueille une fois encore, le soleil darde un rayon à travers les vitraux de l’abbaye et illumine sa tête nue. Le spectacle est si touchant que Mme de Kent fond en larmes.
Le chœur chante le Gloria . L’évêque de Bath et Wells signifie à Sa Majesté que l’office est terminé. Elle se retire dans la chapelle Saint-Édouard.
« Sa Majesté est-elle souffrante ? demande alors le sous-doyen au Lord Chamberlain.
— Non. Tout est fini. »
Le Premier ministre s’avance : « Qu’est-ce que cela signifie ? »
Devant l’insistance du sous-doyen, l’évêque de Bath se rend compte qu’il a sauté une page. On rappelle la reine… Quand enfin le chœur entonne l’alléluia, Sa Majesté se retire comme il se doit, avec ses dames et ses porte-queue.
La chapelle du Confesseur est dans un beau désordre. Des bouteilles entamées, des sandwiches grignotés et autres reliefs jonchent l’autel. Lord Melbourne, fatigué par ses émotions, se sustente en vidant le reste d’un flacon. Pendant ce temps, on déshabille de nouveau la reine pour lui ôter la dalmatique et la revêtir une fois de plus de son manteau de pourpre royale. Puis le cortège se reforme et Victoria traverse la nef de Westminster sous les applaudissements et les acclamations.
Le public, qui guette sa sortie, doit patienter encore une heure : avant de se montrer, Victoria trempe longuement sa main dans la glace pour faire dégonfler son annulaire. Non sans peine, elle parvient en fin de compte à ôter cet anneau décidément trop étroit.
Lord Melbourne ne se sent vraiment pas bien. La forte dose de laudanum qu’il s’est administrée lui pèse sur l’estomac.
L’interminable procession du retour s’ébranle et s’étire, avec une imperturbable indolence, à travers les foules tonitruantes, jusqu’à Buckingham Palace.
Quand finalement on l’a dévêtue pour de bon de sa lourde robe parlementaire, Victoria court donner elle-même son bain hebdomadaire à son petit chien Dash.
« Je ne me sens pas fatiguée du tout. »
13
La nuit du couronnement a été l’une des plus blanches dont Londres soit capable. Tous les théâtres, tous les spectacles ont ouvert gratuitement leurs portes au public. Les jours suivants, la fête continue de battre son plein dans la chaleur de l’été. Dans Hyde Park s’est installée une grande foire, avec des divertissements, des expositions de toutes sortes, des buvettes et des stands en tout genre, capharnaüms hétéroclites de rafraîchissements, babioles et souvenirs. La reine y est allée flâner, en tenue bourgeoise, sous la surveillance d’une discrète escorte de gardes en civil, pour s’y amuser comme tout un chacun.
De pareilles réjouissances ont lieu dans tout le royaume. À Cambridge, par exemple, un banquet de quinze mille couverts est offert pour célébrer l’événement. Les tables en plein air sur Parker’s Piece sont disposées comme les rayons d’une immense roue au centre de laquelle flotte le pavillon royal.
À la chapelle St James, où elle s’est rendue pour l’office du dimanche avec son ministre de l’Intérieur, Victoria est surprise d’entendre un sermon violemment anticatholique. Cela lui fait l’effet d’une fausse note au milieu de cette liesse populaire.
« Votre Majesté n’a-t-elle pas trouvé qu’il faisait très chaud ? lui demande innocemment Lord Normanby en sortant.
— Oui, et le sermon était très chaud également. »
Elle se souvient qu’elle a été choquée, autrefois, par une semblable diatribe. C’était en 1835, à Ramsgate, juste avant sa maladie, lorsque son oncle Léopold était venu lui rendre visite avec la reine Louise. Voici que ce serpent de mer reparaît. Cela
Weitere Kostenlose Bücher