Victoria
des colons français trouvent des appuis aux États-Unis et se soulèvent, créant sur le Niagara des incidents qui tendent les relations diplomatiques entre Britanniques et Américains. En Irlande, les orangistes s’entendent avec des tories anglais ultra protestants, pour répandre la rumeur insensée que la reine est manipulée pour abolir la religion réformée. En Cornouailles, un certain John Nicholls Thom, qui se prend expressément pour le Messie, harangue les foules dans les tenues les plus excentriques, critique violemment les lois sur les pauvres et excite des émeutes.
Il est des jours où Victoria ne se sent pas à la hauteur de la tâche.
« Je pense souvent que je ne suis pas faite pour ma position.
— N’y pensez jamais », lui répond Melbourne.
L’incongruité, le contraste saisissant entre son flagrant manque d’expérience et les responsabilités qui sont les siennes ne lui échappent pas. Sa volonté de bien faire est frustrée par ses insuffisances. Son désir de vivre enfin après des années d’enfermement sous la coupe d’une mère possessive et ambitieuse se heurte au constat que son accession au trône n’a fait que déplacer un peu les barreaux invisibles de sa cage dorée. Son caractère explosif s’exacerbe. Est-ce le mauvais sang des Hanovre ? Elle s’emporte contre ses demoiselles de compagnie turbulentes, tempête contre ses servantes maladroites. Il arrive même que sa main soit trop leste et qu’une gifle vole.
« Mieux vaut ne pas essayer de bien faire, lui dit Melbourne avec son incomparable philosophie, si l’on ne veut pas s’attirer des ennuis. »
William Lamb, vicomte de Melbourne, de cinq ans plus âgé que Palmerston, est un homme bien différent. Enfant illégitime, il a néanmoins hérité du titre paternel à la mort de son frère aîné. S’il a accédé à la députation à l’âge de 27 ans, sa première célébrité fut de celles dont un homme se passe volontiers. Sa femme, Lady Caroline Ponsonby, eut une scandaleuse aventure avec Lord Byron. La disparition de Lady Caroline, quelques années plus tard, l’a plus encore affecté. Elle lui a aussi laissé un fils handicapé mental, dont il s’est occupé chez lui et qu’il a perdu il y quelques mois seulement.
Melbourne, homme à l’esprit inquiet, cache ses ambitions politiques sous une nonchalance de dilettante. Il passe ses nuits à travailler et ses jours à lire, le plus souvent possible sans quitter son lit. Il est partisan de toujours remettre au surlendemain ce qui pourrait être fait le jour même, moins par paresse que par goût du pouvoir. « Chaque fois qu’une question revêt quelque importance, il ne faut pas en décider le jour où elle vous est soumise. Même quand je pense être favorablement disposé, je garde tout de même les papiers par-devers moi quelque temps avant de les renvoyer. »
Il a gardé de sa jeunesse romantique un tempérament sentimental et la larme facile. En présence d’une souveraine si jeune qu’il pourrait être son grand-père, le vieux courtisan s’est transformé du jour au lendemain. Le personnage cynique et grivois qui proférait naguère un juron tous les deux mots s’est soudain métamorphosé en pédagogue patelin, fantasque et bonhomme. « Lord Melbourne ne tarit pas, dit-elle, d’anecdotes et d’histoires comiques, et il les raconte d’une façon si amusante et drôle. »
Parfois, quand elle lui parle plus longuement, ou si elle s’est attardée à converser avec quelqu’un d’autre, elle est surprise qu’il ne réponde pas. Melbourne s’est assoupi. Lorsqu’il se réveille enfin, c’est pour reprendre la discussion comme si de rien n’était. D’autres fois encore, elle se retourne, pensant qu’il lui adresse la parole. Mais il est absent, se parlant à lui-même, trop fort pour n’être pas entendu, pas assez pour être compréhensible. Elle prend le parti d’en sourire et s’y habitue.
Son prévenant ministre lui inspire plus que de la confiance. Conseiller particulier indispensable, confident rassurant, Melbourne devient un ami presque aussi intime que Lehzen. Son savoir-faire politique en fait un mentor aussi précieux que Léopold. Il présente de surcroît l’avantage de la conforter à tout moment dans la conscience de sa souveraineté. Victoria ne saurait s’en passer. Elle se fait possessive, au point de lui reprocher de fréquenter trop souvent le salon de Lady Holland, la formidable
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