Victoria
dans ses moments de moindre exaspération, perçoit la nécessité de rester neutre, au bénéfice du doute. Les larmes aux yeux, elle vient exprimer ses regrets à Lady Flora. Celle-ci l’assure que, pour l’amour de la reine, tout est pardonné.
« Je suis tout à fait sûre, écrit Lady Flora à son oncle, que la reine ne comprend pas ce que traîtreusement on l’a poussée à faire. »
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La reine s’en était rendu compte par elle-même, le destin de la Belgique pouvait avoir des conséquences sur le sien. Elle avait encore quelques difficultés à percevoir en quoi les événements lointains qui se produisaient en Chine, ou dans la péninsule Arabique, pouvaient la concerner directement. Elle allait apprendre que la Jamaïque, dont elle ne savait presque rien, pouvait en un jour renverser la table où se jouait son existence.
Depuis sa conquête par l’amiral William Penn en 1655, cette île de 80 kilomètres de long en mer des Caraïbes a grandement contribué à l’enrichissement de la Grande-Bretagne. Elle est devenue l’une des principales régions exportatrices de sucre au monde. La culture de la canne étant naturellement plus rentable si elle est faite par des esclaves, elle a longtemps motivé le commerce triangulaire du « bois d’ébène ».
Sous l’effet de diverses pressions, au nombre desquelles les idées whigs ont joué un rôle essentiel, la traite des Noirs a été officiellement abolie dans l’Empire britannique en 1834. Les Africains sont progressivement remplacés par des engagés, que l’on fait venir des Indes ou de Chine. En attendant une émancipation définitive des esclaves, des gouverneurs successifs se sont efforcés en vain d’appliquer des lois pour l’amélioration du sort des travailleurs de couleur. Ils se heurtent à la résistance obstinée des planteurs, qui défendent leurs intérêts en maintenant leur système d’exploitation dans les faits.
En 1839, Melbourne tente de mettre bon ordre à la situation. Il propose au Parlement de voter la suspension pour cinq ans de la Constitution et de l’Assemblée de la Jamaïque, pour lui substituer une administration provisoire nommée par la métropole.
À Westminster, ses adversaires y voient une occasion inespérée de faire échec à un cabinet qui ne s’appuie déjà plus que sur une très faible majorité à la Chambre. Les tories, défenseurs ancestraux des planteurs, obtiennent le concours providentiel des radicaux, mécontents de la tiédeur réformatrice d’un Melbourne engourdi dans la préservation attentiste des intérêts bourgeois.
La mesure est adoptée, mais par cinq voix seulement. Le gouvernement s’estime désavoué. Melbourne remet dès le lendemain sa démission à la reine.
« L’état de souffrance, de chagrin et de désespoir dans lequel cela m’a plongée est plus facile à imaginer qu’à décrire ! Tout, tout mon bonheur disparu ! Cette vie paisible et heureuse détruite, ce très cher Lord Melbourne qui n’est plus mon ministre ! »
Victoria, pleurant sans discontinuer, ne parvient pas même à s’habiller. En robe de chambre, elle trouve enfin la force d’entrer dans le salon Bleu où son Premier ministre l’attend près de la fenêtre. Il se retourne, montrant un visage en pleurs. Elle prend sa main dans les siennes. Ils restent un long moment ainsi, sans un mot, pleurant tous les deux, les yeux dans les yeux.
« Vous ne m’abandonnerez pas, le supplie-t-elle entre deux sanglots.
— Oh non ! » fait-il d’une voix que les larmes étranglent.
Dans l’après-midi, Melbourne revient, la mine très déconfite.
« J’ai mis par écrit ce que je pense que vous devriez faire », dit-il en tirant une lettre de sa poche. Debout, comme il convient toujours lors d’une visite officielle au monarque, il lui donne lecture de ses recommandations pour sa prochaine entrevue avec le nouveau Premier ministre. « Votre Majesté ferait mieux, dit-il en conclusion, d’exprimer l’espoir qu’aucune personne de la maison de Votre Majesté, sauf celles qui sont engagées en politique, ne soit remerciée. »
Les yeux bleus de Victoria brillent, le sentiment de révolte qu’elle peine à contenir lui rougit les joues et le cou.
« Je pense, ajoute-t-il en rompant le silence pesant, que vous pourriez le lui demander.
— J’en suis tout à fait d’accord. » Elle est bien décidée à ne pas se laisser faire.
« Je ne sais pas qui ils vous
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